Tout piller, tout brûler ∴ Wells Tower

par Electra
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Déniché dans une brocante de librairie pour 1,50 euros, ce recueil de nouvelles m’attendait sagement. Après avoir enchainé plusieurs lectures coup de poing, des nouvelles courtes, enragées – j’ai eu, j’avoue, un peu de mal, à pénétrer le monde de Wells Tower. Mais j’ai persévéré, et devant moi un grand auteur est né.

Le recueil contient neuf nouvelles, et la deuxième, Un lien fraternel, fut sans doute à l’origine du déclic. La première, Côte de brun, présente déjà l’Amérique de Tower : celles de ceux qui brillent un jour et perdent tout le lendemain. Cette nouvelle suit les pas d’un homme désespéré qui croit avoir trouvé un répit dans une bicoque sur la plage et fait la connaissance d’un couple de voisins. J’ai tout de suite aimé l’écriture, fluide, puissante et le talent de Wells Tower pour donner vie à ses personnages. Dans Un lien fraternel, on suit les retrouvailles de deux frères que tout oppose. Adultes, ils ont des pris des chemins opposés, et lorsqu’ils se rejoignent, à quarante passés, tous deux échoués de la vie, ils arrivent enfin à mettre de côté, pour un temps, leurs vielles rancoeurs et rivalités.

Plus ma lecture avançait, plus j’ai aimé l’univers de Tower malgré sa noirceur, et le désespoir de ces personnages. Et j’avoue, que j’ai aimé ce recueil, qui une fois sur deux, offre au lecteur une chute jouissive. Je n’étais plus particulièrement « fan » de ce mécanisme qui réduisait la nouvelle à une montée en puissance et à une chute spectaculaire. Mais, ici, Wells Tower prend le contre-parti : le personnage vit sa vie et rien de spectaculaire ne lui arrive, c’est vous, moi, le lecteur qui est pris de court en lisant la dernière phase ou le dernier paragraphe ! J’ai adoré cela. J’ai pensé plusieurs fois à une sorte de fable dont la morale à la toute fin n’est pas celle de La Fontaine. La morale de Tower, c’est que rien ne changera, rien ne vous sauvera.

J’ai aussi aimé la variété des personnages, des hommes, des enfants, des adolescentes, des jeunes, des vieux, tous les âges et classes sociales sont représentées et dressent un portrait peu flatteur d’une Amérique décrépie, croulante.  Un homme est jeté dehors par sa femme qui a découvert sur le pare-brise intérieur de leur voiture l’empreinte d’un pied féminin, deux cousines, l’une potelée et mal dans sa peau, l’autre ballerine, finissent par régler leurs comptes dans un bois, en plein été. Un jeune homme trouve un emploi dans une fête foraine après une bagarre avec son père, le jour où un petit garçon est molesté dans ce même parc…

J’ai eu un gros coup de coeur pour Léopard où l’on suit le temps d’une journée la vie d’un garçon de douze ans, souffre-douleur à l’école et qui obtient de rester chez lui le lendemain en prétextant une douleur au ventre. Mais son beau-père est là, omniprésent, violent, acerbe, et l’auteur sait parfaitement restituer la haine du garçon pour cet homme, tout ce qu’il représente. J’ai aimé être dans sa tête.

Tu ne bouges toujours pas. Et dans la forêt, au-delà de la corde à linge, tu perçois le bruit d’une branche cassée, puis le son feutré d’une masse qui se glisse dans l’ombre des arbres. Ta respiration s’accélère, ta gorge se noue. Tu fermes les yeux. Tu l’images, le léopard, les épaules, la démarche souples, tandis qu’il traverse la pelouse en bondissant.

J’ai adoré Une porte dans l’oeil, où on suit un vieil homme de quatre-vingt ans qui vient s’installer chez sa fille et observe tous les jours, alors qu’il s’adonne à la peinture, sa voisine. Celui-ci ne cesse de voir défiler chez elle toutes sortes d’hommes. La fille de ce vieil homme est persuadée que cette femme est une prostituée. Un jour la curiosité du vieil homme l’emporte .. Une parenthèse de lumière dans ce recueil plutôt sombre. Car chez Tower, les familles ne sont pas un lieu de refuge, c’est tout l’inverse. On s’étrangle, on s’engueule, on s’enfuit. On doit gérer la maladie comme ce fils dont le père est atteint d’Alzheimer ou ses beaux-pères qui ne supportent pas la progéniture de leurs épouses.

Des nouvelles déroutantes, comme la toute dernière, qui porte le nom du recueil, où l’auteur nous embarque dans le temps et l’espace aux côtés de vikings qui veulent dissiper leur ennui en allant piller pour la énième fois une petite île tranquille.

Une vision de l’Amérique, toujours aussi sombre, mais ici, point de voleurs, braqueurs, ce sont des inadaptés, des inventeurs ratés, des rêveurs alcooliques, des ex conjoints malheureux, des fils en colère, des filles jalouses. Ici, point de rêve américain à l’horizon.

Je suis à nouveau admirative de la maîtrise, de la prose de ce nouvel auteur. Il arrive à être drôle, violent, sombre et crépusculaire. Il m’a fallu un peu de recul pour saisir à quel point Wells Tower est bon. Ses histoires ne sont pas explosives comme celles que j’ai lues récemment, mais elles arrivent à s’installer en vous, leur petite voix ne vous quitte plus. Comme je le disais précédemment, il possède en plus toute une palette de personnages, en sexe et en âge, et arrive à les animer avec une écriture impeccable, sans trop en faire. Il n’y a pas un mot de trop chez lui. J’aime sa maîtrise de la psychologie humaine,  nos faiblesses, nos failles.

« Son premier livre, un recueil de nouvelles, est comme son titre apocalyptique le suggère, un étonnant mélange de cruauté, de coercition, de provocation et de prédation. Mais il y a la musique chaleureuse de sa voix, ses phrases pleines de détails soignés et de métaphores surprenantes » –The New York Post.

♥♥♥♥

Editions Albin Michel, Everything ravaged, everything burned, trad.Michel Lederer, 256 pages

 

Et pourquoi pas

18 commentaires

Fanny 25 mai 2018 - 6 h 34 min

C’est ce qu’on appelle une excellente découverte pour toi! Tu n’en attendais pas grand chose et finalement…!

Electra 25 mai 2018 - 7 h 17 min

Oui ! Il faut parfois persévérer – encore un style vraiment différent – c’est passionnant ce challenge !

Fanny 25 mai 2018 - 7 h 54 min

Oui passionnant ! Merci à vous de m’avoir fait sortir des sentiers battus. Dorénavant je n’aurai plus peur de lire des nouvelles ! Je viens de publier le très « chouette » La vie à deux de Dorothy Parker que tu avais aussi chroniqué. J’ai adoré!

Electra 25 mai 2018 - 7 h 58 min

Ah génial ! J’adoré son regard sur la société de son époque et les couples ! Ravie que tu aies découvert les nouvelles. C’était le but de ce challenge

keisha 25 mai 2018 - 7 h 04 min
Electra 25 mai 2018 - 7 h 18 min

Il y a sept ans .. j’ai des recueils plus vieux que ça 🙂

Edwige Mingh 25 mai 2018 - 10 h 22 min

Je prends note pour plus tard… pas trop fan du format , mais je fais quelques fois des exceptions !

Electra 25 mai 2018 - 10 h 24 min

Et moi j’adore ! Certaines histoires n’ont pas vocation à faire un roman

Titezef 25 mai 2018 - 13 h 52 min

Tres intéressant….Je vais finir Fan de Terre D’Amerique à cause (ou grâce ) à toi…
Auteur à suivre donc. Je note, car en ce moment beaucoup de découvertes !!! Et j’ai une mémoire de poisson rouge

Electra 25 mai 2018 - 15 h 11 min

Oui le challenge a aussi fait gonflé ma wishlist !

Marie-Claude 25 mai 2018 - 22 h 31 min

Ouf! Un que je n’ai pas besoin d’ajouter à ma liste d’envie (il se trouve déjà dans la pal!)

Electra 25 mai 2018 - 22 h 43 min

Oui ! Ouf

athalie 26 mai 2018 - 9 h 29 min

Ma foi … J’aime bien être déroutée !

Electra 26 mai 2018 - 9 h 47 min

Alors tu vas apprécier ce recueil ! Mes lectures de mai auront été plutôt déroutantes. J’ai aussi aimé être « bousculée »

Virginie 26 mai 2018 - 11 h 29 min

J’avais repéré ce titre prometteur, et tu confirmes ! par contre, je me demande vraiment si je ne vais pas éviter de trainer ici, tu rallonges dangereusement la liste de mes envies ;o))

Electra 26 mai 2018 - 11 h 45 min

Désolée ! Mais bon tu fais la même chose sans le savoir !

Jérôme 29 mai 2018 - 12 h 50 min

L’édition de poche (chez 10/18) m’attend depuis sa sortie… Comme beaucoup trop d’autres malheureusement^^

Electra 29 mai 2018 - 17 h 01 min

Ah bon ? Honte à toi ! Dépêche-toi de remédier à cela !

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