Les évaporés du Japon · Léna Mauger et Stéphane Remael

par Electra
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C’est après avoir vu le film A Man réalisé par ISHIKAWA Kei que j’ai eu très envie d’en apprendre plus sur ces milliers de disparitions que le Japon connaît depuis des années. Léna Mauger et les magnifiques photos de Stéphane Remael ont fait de cette lecture un moment passionnant.

Une personne m’a alors conseillé ce livre où plusieurs journalistes français sont partis en 2011 enquêter sur ce phénomène. Certains disparus mettent fin à leurs jours, et leurs corps ne sont jamais retrouvés, d’autres choisissent de partir, un matin, sans prévenir. Sans rien prendre avec eux.

Je n’ai pas songé à une nouvelle vie, je me suis enfui, c’est tout. S’enfuir n’est pas glorieux. Ni argent, ni statut social. L’essentiel est de rester vivant.

J’ai beaucoup aimé ma lecture, car le livre est agrémenté de photos des personnes qui ont choisi de partir, d’un détective qui les recherche, de parents sans nouvelles de leurs enfants, des quartiers de Kama à Osaka et Sanya à Tokyo, des falaises les plus célèbres qui hélas attirent nombre de personnes souhaitant se suicider…

J’ai trouvé l’ouvrage réussi car enquêter sur ces personnes disparues n’est pas facile, car le Japon est un pays de traditions et d’hérédité, et les familles ont honte d’avoir un enfant ou un mari disparu, comme les personnes disparues elles-même ont honte de leur geste et n’osent plus retourner dans leurs de familles.

Vous savez, une disparition est quelque chose qui vous colle à la peau. S’enfuir c’est courir à la mort.

Le film racontait ainsi l’histoire d’un homme qui a choisi de tout quitter et pour ce faire, il a acheté l’identité d’un autre pour refaire sa vie dans le nord du Japon. A sa mort, sa femme découvre ainsi qu’il était vraiment. Il avait fui car son père étant un meurtrier célèbre, il n’était aux yeux de la société nippone que « le fils d’un meurtrier ». Je viens de regarder une série coréenne où l’on crache au visage de la fille d’un meurtrier…

Le phénomène s’est tellement répandu au Japon, surtout au moment de la crise économique de 2008 où plus de 120 000 personnes ont disparu du jour au lendemain qu’un homme a monté une société qui aide ces personnes, parfois des familles entières à s’évaporer. Cette disparition planifiée a même un nom : Yonige. Les journalistes vont réussir, avec difficulté, à rencontrer certains de ces hommes (la majorité est masculine) et la plupart ont fini pauvre, indigent, accro aux jeux ou au drogues, et dévoré par la honte. Car si le film laisse à penser, et c’est vrai, qu’il y a quelque chose de mystérieux et d’attirant dans cette fuite, le livre montre l’inverse. Les rares témoignages le disent et redisent. Il n’y a rien de fantastique, de courageux à partir ainsi, en laissant sa famille porter un tel fardeau.

Et les témoignages des parents sont très émouvants, un père qui attend son fils depuis des années et va se décider à le déclarer mort, un frère qui cherche son frère, disparu lors d’un voyage en ferry (photo de la couverture du livre) … Leur peine est touchante et on a envie de les prendre dans nos bras.

Nous, les enfants des disparus, morts ou cachés quelque part, sommes des renégats. Marqués au fer rouge.

Le livre porte aussi son attention sur le poids culturel du Japon, qu’il soit au niveau du travail (son enquête dans la ville où siège l’empire de Toyota) ou de la société expliquent en partie ce phénomène. La plupart des hommes avaient un bon emploi, cadres, ils ont été soudainement dépassés, dévorés par leur travail – certains ont connu la faillite – leur seule issue ? Partir. Incapable d’annoncer la mauvaise nouvelle à leurs parents ou leur épouse, entre le suicide et la fuite, ils ont choisi la seconde solution. La société nippone ne supporte pas l’échec. Un homme doit se dévouer à son entreprise, et ne jamais se plaindre ou se rebeller. On comprend mieux alors le choix de ces personnes, comme ces jeunes universitaires qui ont raté un examen et ont trop honte pour l’annoncer à leurs familles… Et les Otaku, ils seraient plus de 300 000 au Japon, qui choisissent de ne plus sortir de leur chambre… Certains des disparus reviennent, ils sont peu mais heureusement cela arrive.

Il évoque le mal-être de son peuple, façonné par des idéaux de performance, de contrition, d’oubli de soi et démuni face aux dégâts d’une crise sans fin.

J’ai aussi découvert l’existence des burakumin, les gens des hameaux spéciaux, ils sont au Japon ce que sont les Intouchables en Inde, au plus bas de la société ou occupent des métiers considérés comme impurs (équarrisseur, tanneur, croque-mort). Je viens de regarder une série coréenne où les gens refusent de fréquenter une jeune femme travaillant dans un funérarium, parce qu’elles touchent les morts, elle est impure. En 2024…

 

Dans les quartiers de Sanya ou de Kama, où la misère s’exprime et où survivent beaucoup de ces évaporés, un homme témoigne :

Tous mourront ici, dans l’indifférence générale. Vous voyez ces gens dans la rue, mais ils n’existent déjà plus. En fuyant la société, nous avons disparu une première fois. Ici, nous nous suicidons à petit feu.

J’ai beaucoup aimé l’histoire de ce détective (cf. photo), employé par des familles qui recherchent leurs proches en tout discrétion car elles ont trop honte pour en parler, ou l’histoire de ce frère désespéré par le geste de son frère et qui l’attend. Ce père, qui pleure ce fils, disparu du jour au lendemain et qui est désormais seul, ou cette famille entière qui disparaît une nuit et où l’ainé des années plus tard, a perdu pied …

Et puis cet ancien policier, qui à la retraite, a décidé d’empêcher les personnes de se suicider en sautant des falaises de Tōjinbo et a ainsi sauvé plus de 232 personnes. Ce livre m’a permis de ne pas fantasmer autour de ce phénomène, mais de prendre conscience de la violence sourde de ce pays envers ses citoyens, de cette culpabilité qu’il fait porter de génération en génération à des familles, et du refus de l’échec.

En dernier, le témoignage de Teruo, réapparu après 2 ans :

J’ai tout juste 30 ans, et maintenant ? C’est facile de se dérober, beaucoup moins de se reconstruire.

♥♥♥♥

Editions les Arènes, 2014, 260 pages

Et pourquoi pas

15 commentaires

Sunalee 5 mai 2024 - 20 h 05 min

J’ai lu ce livre il y a bien longtemps, en 2015, et j’avais été scotchée par le récit. Cette honte dont tu parles est vraiment profonde dans la société japonaise.

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Electra 6 mai 2024 - 16 h 37 min

Oui ! merci de m’avoir parlé de ce livre, oui la honte façonne entièrement la société japonaise, on découvre vraiment cette facette de la société.

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keisha 6 mai 2024 - 7 h 08 min

Ce genre d’enquête me plairait beaucoup (plus qu’un roman, je dois dire!!!)

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Electra 6 mai 2024 - 16 h 37 min

Oui, je pense que le format te plairait aussi ! on suit le parcours de ces hommes (et une seule femme) et c’est à la fois passionnant et effrayant

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je lis je blogue 6 mai 2024 - 13 h 43 min

J’ai entendu parler de ce phénomène. sur le sujet, j’avais d’ailleurs noté le roman de Thomas B. Reverdy (Les évaporés) et en son adaptation en BD par Isao Moutte

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Electra 6 mai 2024 - 16 h 38 min

Oui, ce phénomène a explosé pendant la crise et surtout a créé une sorte d’économie parallèle .. mais le plus effrayant est la honte portée par les familles et les évaporés qui les empêchent de se retrouver

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Ingannmic 6 mai 2024 - 15 h 27 min

J’ai lu il y a quelques années le roman de Reverdy, qu’évoque Doudoumatous, et où il est question de ces disparitions mais aussi des sociétés qui se sont en effet créées pour les « organiser ». J’avais trouvé le sujet très intéressant, mais n’avais pas vraiment été emportée par le style, un peu plat.

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Electra 6 mai 2024 - 16 h 40 min

ah zut ! Ici, ce sont deux journalistes qui livrent des portraits de personnes disparues, de leurs familles, et présente la société japonaise pour tenter de trouver une explication à ce phénomène. J’ai trouvé l’ensemble passionnant, si tu le croises !

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Fanja 7 mai 2024 - 0 h 07 min

J’ai aussi lu Les évaporés de Reverdy où j’ai pris connaissance de ces disparitions, et comme Ingannmic j’ai trouvé le sujet fascinant mais le roman un peu plat. Sur le sujet, ton livre a l’air davantage passionnant et bouleversant.

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Electra 13 mai 2024 - 8 h 37 min

oui, le mien est un reportage et du coup, il y a leurs paroles (j’avais pris plein de notes) qui offrent une vision différente de ce phénomène.

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Marie-Claude 7 mai 2024 - 15 h 28 min

Je l’ai noté dès que tu m’en a parlée. Le phénomène me fascine.
Et, dis-moi, quel est le titre de cette série coréenne où les gens refusent de fréquenter une jeune femme…?

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Electra 13 mai 2024 - 8 h 39 min

La série est sur Prime Vidéo (ou Apple TV mais je pense Prime) elle s’appelle Puis-je vous aider ? (ou May I help you) elle travaille dans un funérarium et du coup, on la fuit comme la peste. L’un des épisodes s’attarde vraiment sur ce sujet.

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Marie-Claude 14 mai 2024 - 3 h 16 min

Excellent! J’en prends bonne note.

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Livr'escapades 12 mai 2024 - 22 h 30 min

Je ne suis pas une adepte de la littérature japonaise mais cette enquête journalistique pourrait me plaire en raison de tout ce qu’elle révèle de la société japonaise actuelle. J’ignorais qu’il existait au Japon également des « Intouchables ». Je le garde à l’esprit pour plus tard.

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Electra 13 mai 2024 - 8 h 40 min

Oui, je préfère ce format au roman pour ma part, car j’ai appris énormément sur la culture japonaise – le poids de la culpabilité qui se transmet de génération en génération. Comme tu lis aussi de la non fiction pour ton challenge, je pense qu’il te plairait. J’ai encore en tête certains portraits, le frère, le père d’un disparu…

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