La douleur porte un costume de plumes – Max Porter

par Electra
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Le corbeau (et sa petite sœur, la corneille) est un animal célébré dans les contes et mythes de plusieurs continents : l’Europe, l’Asie ou l’Amérique.  Il fascine pour sa dualité : ainsi, on le juge souvent voleur, menteur, infantile, égoïste, fripon et rusé ou on lui confie une intelligence supérieure (sa longévité dépasse les trente ans) et on le voit comme un présage. Lévi-Strauss a déclaré que son statut mythique vient du fait qu’il est considéré « comme un médiateur entre la vie et la mort « .

L’animal est un charognard, ne consomme-t-il pas les chairs des cadavres humains sur les champs de guerre ? C’est ainsi qu’il a été rapidement associé à un oiseau de mauvaise augure, son plumage noir renforçant cet adage. Ainsi en Suède, les corbeaux sont les fantômes de personnes assassinées et en Allemagne, ils représentent les âmes des damnés. Mais à l’inverse, certains contes voit le corbeau comme un protecteur des humains, qui leur apporte les éléments essentiels tels que l’eau, le feu, la lune ou le soleil.

C’est bien cet oiseau qui vient un jour frapper à la porte d’un appartement à Londres. Qu’il soit chimère ou réel, cet oiseau surgit dans la vie d’un père de deux petits garçons, éplorés après le décès soudain de son épouse.   Le corbeau va les accompagner dans ce long processus du deuil. Même si le mot n’est jamais employé, l’animal va les accompagner pour, non pas refermer la blessure, la cicatrice restera vive longtemps mais pour aider cette famille afin de les soulager de ce poids sur leurs épaules, et leur permettre d’apprécier à nouveau la vie.

Ce roman a fait grand bruit : la prose de Porter est en effet très inventive et très éloignée des sentiers battus. Ce roman choral où chaque protagoniste a la parole à tour de rôle : celle du père, puis des enfants (à l’unisson) et enfin du corbeau ne cessent de surprendre et de désarçonner les lecteurs.

Par où commencer ? Ah les plumes. Les crottes ? Les vagues ? Les nids d’abeille ? La ficelle ? Les intestins ? Les os ? Les plumes déjà dit, les chatières, attends, non attends, les cuillères, les œillères, les galères, les bouquins, les choucas, les fracas à dada sur mon caca sur mon …

Prévenue par les chroniques précédentes, j’ai donc sauté le pas et accepté d’être en compagnie de cet oiseau « de malheur » le temps qu’il faut.  Ici, le lecteur suit la petite famille dans des moments extrêmement douloureux, puis dans des scènes hilarantes – j’ai pensé à un conte, puis à une fable mais ici point de leçon de morale. Le romancier britannique offre ici un portrait saisissant de la perte, de l’absence, puis de la renaissance à travers cet étrange animal, que seul le père et ses enfants semblent être capables de voir. Le pouvoir du corbeau ? Il est tout sauf politiquement correct. Les morts ne sont ni vénérés, ni oubliés – ils sont toujours là présents, les enfants grandissent, sentent la détresse de leur père mais restent des enfants dont la colère continue de s’exprimer. Des personnes écorchées vives à qui il faut tout réapprendre.

Les critiques parlent de « tour de force littéraire » et de « puissance des mots » pour évoquer ce roman, mais il faut rappeler que bon nombre de lecteurs pourrait être découragées par le style, le KRAAA du corbeau, son langage, parfois grossier, ces enchainements de mots, ce rythme qui est parfois à la limite de la cacophonie peut faire peur. Mais la magie opère et Max Porter réussit à susciter chez ses lecteurs des émotions universelles.

Un demi-sourire, demi-coup d’œil envoyé par-dessus l’épaule. Surpris bouche-bée par la lenteur  infinie, infinie, infinie de la diffusion de la tristesse. Ca, je suppose, avec le recul, que c’était à cause de nous. Il ne pouvait pas exploser, il en pouvait pas avoir envie de mourir. Il ne pouvait pas râler contre une absence, alors que ça riait, que ça chantait, que ça se couvrait de taches de rousseur et tralalère et tralali devant lui sous le soleil anglais. Si Corbeau lui a appris quelque chose , c’est peut-être un ajustement constant. Faute d’un mot moins sale : la foi.

En trois chapitres, le romancier évoque le processus du deuil à travers ces personnages. Cet oiseau qui vient ici, avec son franc-parler, son langage « caca-pipi » secouer un peu cette chape qui accompagne souvent les personnes endeuillées. On les place souvent sous une cloche de verre. Certains mots coupent court à toute question. Les personnes endeuillées, je le sais, semblent porter sur leur front une croix. Ainsi, j’ai aimé lorsqu’il exprime le ras-le-bol du père de devoir rester poli et souriant au fur et à mesure que les personnes viennent lui apporter de la nourriture (tradition anglo-saxonne) alors qu’il n’a qu’une envie : rester avec ses fils ou hurler sa douleur. Que de dire de ses enfants ? Formidables garçons qui parlent à l’unisson, de l’absence de leur mère (sans jamais tomber dans le pathos) et du changement qui s’est opéré en leur père ? De cette colère qui se manifeste en faisant des bêtises ? Du temps qui leur faudra pour trouver ce nouveau rythme à trois

Cette prose peut dérouter le lecteur qui n’est pas prévenu, aussi je me permets d’insister : j’ai ainsi commencé à sentir la magie opérer à la moitié de la deuxième partie « Défense du nid », l’originalité prend alors tout son sens.  Je me suis attachée au père qui avoue ainsi sa peur physique, viscérale, de devoir élever seul ses enfants. N’avait-il pas un jour, dû gérer en catastrophe l’absence de leur mère ? A l’époque, il avait réalisé à quel point il était dépendant de son épouse. Mais aujourd’hui plus de béquilles, si ce n’est ce corbeau, au langage peu académique, qui vient lui botter le derrière quand c’est nécessaire, mais lui rappeler aussi, qu’il a le droit de hurler sa tristesse.

Le père est un spécialiste de la poésie, et en particulier du poète Ted Hugues, époux de Sylvia Plath, qu’il cite à plusieurs reprises dans le roman. J’ai appris ainsi que Hugues avait écrit le poème Crow  (corneille) à la mort de sa femme .. .Sylvia Plath.

« But who is stronger than death ?
Me, evidently.
Pass, Crow.

Mais qui est plus fort que la mort ?
Moi, évidemment.
Passe, Corbeau. »

Le corbeau, cet animal incongru, tour à tour fripon, grinçant, pitre mais aussi ange gardien, celui qui fait KRAAA et qui éloigne les mauvais esprits, est le lien entre les morts et les vivants. Le corbeau accompagne dans ce long voyage ces trois âmes esseulées . Un premier roman unique dans cette rentrée littéraire.  Il ne laissera personne indifférent, mais comme le corbeau sait le rappeler, chaque histoire est unique. Chacun y ressentira ses propres émotions.  Il m’a arraché une larme, le coquin, à la toute dernière page du roman, parce qu’il a réussi à toucher à mon histoire personnelle  mais il ne m’a pas déprimé, au contraire, il m’a conforté dans l’idée que chaque voyage est individuel. Pas de morale à cette fable, souvenez-vous.

Une lecture hors de mon programme printanier, me direz-vous, mais c’est la faute aux bibliothécaires de la BM qui ont la bonne idée d’exposer leurs romans coups de cœur à l’entrée. J’ai failli même l’oublier, c’est au moment où j’empruntais quelques bande-dessinées que j’ai eu l’idée d’aller y jeter un œil et que j’ai vu ce drôle d’oiseau  qui m’attendait et qui faisait KRAAAAAAAA…..

♥♥♥♥

Éditions Seuil, Coll. Cadre vert, Grief is the thing with feathers, trad. Charles Recoursé, 121 pages

 

 

Et pourquoi pas

16 commentaires

Virginie 11 mai 2016 - 8 h 05 min

Je n’ai toujours pas eu l’occasion de le lire et j’hésite encore !

Electra 11 mai 2016 - 8 h 19 min

Pourquoi ? C’est vrai que les premières pages, le style peut déstabiliser mais après la poésie et l’enchantement prennent le dessus et le corbeau est un personnage hors du commun 😉

Hélène 11 mai 2016 - 8 h 09 min

Eh bien, ça a l’air un peu spécial !

Electra 11 mai 2016 - 8 h 22 min

ça l’est ! Mais attention, tout le roman n’est pas écrit ainsi sous cette prose, c’est la parole du corbeau, les enfants et le père s’expriment différemment mais ça reste un ovni littéraire ! Tu pourrais y succomber 😉

keisha 11 mai 2016 - 10 h 02 min

Il n’est pas dans mes priorités et de toute façon pas vu à la bibli. Mais je peux attendre… (tu en parles bien, en tout cas)

Electra 11 mai 2016 - 13 h 54 min

Etrange car je pense qu’il te plairait beaucoup ! Enfin, il ne l’était pas non plus, c’est en le voyant à la bibli que j’ai sauté le pas ! il devrait arriver à la tienne sous peu 😉

quaidesproses 11 mai 2016 - 16 h 15 min

Moi, j’ai vraiment, mais vraiment, très envie de le lire celui-ci! Je trouve le corbeau fascinant, et même plutôt joli à regarder.
par contre, et hors-sujet, à quel période se déroule l’histoire?
Pour finir, kraaaaa

Electra 11 mai 2016 - 18 h 02 min

kraaaaa !
Oh oui, il t’ira comme un gant ce roman, de la poésie à l’état pur ! Il est situé de nos jours – mais l’histoire ne tourne pas autour de la notion d’époque.
Et je te rejoins, il est fascinant – j’en ai dans mon quartier et l’autre jour, l’un croassait et je me suis surprise à répondre kraaaaaaa !

quaidesproses 12 mai 2016 - 11 h 02 min

Ahaha ♥ Tu es trop drôle ! Electra et ses conversations avec le corbeau nantais. Ca me plait.
Il est noté, et je pense qu’on en reparlera vite alors.

Electra 12 mai 2016 - 19 h 40 min

Super ! Hâte de lire ton avis, toi l’amoureuse des jolis mots !
kraaaaaaaaa

noukette 11 mai 2016 - 23 h 08 min

Il est incroyable ce roman… Du jamais lu…!

Electra 12 mai 2016 - 0 h 01 min

Oui, il sort des sentiers battus et pourtant il atteint bien son objectif 😉

Marie-Claude 12 mai 2016 - 1 h 39 min

Ah! Contente de voir ces quatre étoiles!
Si, pour toi, la magie a opéré à la moitié de la deuxième partie, pour moi, il a fallu deux lectures. Mais maintenant, j’en demeure encore habitée. Une oeuvre tout à fait unique. J’ai surtout apprécié qu’à aucun moment, on ne tombe dans le pathos pour aborder un sujet aussi douloureux. Un auteur que je suivrai.

Electra 12 mai 2016 - 19 h 43 min

2 lectures ? Intéressant – oui, il sort totalement des sentiers battus, si je décernais des prix, il aurait un prix à part 🙂 Oui, j’aime sa manière dont il traite un sujet douloureux

Jerome 13 mai 2016 - 12 h 42 min

C’est déroutant bien sûr mais pas uniquement expérimental non plus, il y a vraiment du fond, de l’émotion, quelque chose d’assez indescriptible mais de tout à fait saisissant.

Electra 13 mai 2016 - 16 h 22 min

Oui, c’est pour ça que je dis bien que j’ai versé ma larme à la fin ! Il arrive à vous surprise .. comme une lame de fond, on ne la voit pas venir et elle vous renverse ! Très saisissant.

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