Dodgers • Bill Beverly

par Electra
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Il y a des romans qui vous marquent, qui vous collent à la peau. Et Dodgers en est un ! Quelle claque ! Je sortais de ma lecture de Yaak Valley, Montana qui m’avait kidnappé pendant plus de cinq jours et j’avais peur d’enchainer sur une autre lecture aussi âpre. Je ne sais pas pour vous, mais j’essaie d’équilibrer mes lectures. Raté ce coup-ci. J’ai jeté mon dévolu sur ce premier roman, Dodgers  (à nouveau un premier roman!) sans avoir souvenir de la quatrième de couverture. Pire, j’ai même dans mon esprit confondu l’histoire avec un autre livre.

Chose étrange, j’ai cherché désespérément ce roman pendant tout mon séjour au Québec en bouquinerie. Je me dirigeais machinalement vers le rayon Policiers/Polars pour lui. Et je suis revenue bredouille. Une semaine après mon retour, j’ai craqué et je l’ai acheté en librairie avec deux autres romans.

J’ai donc plongé dans cette lecture sans avoir aucune idée de l’histoire, des personnages et j’ai adoré ! Que dire ? J’ai plongé et je ne l’ai plus lâché. Je l’ai emporté partout, jusqu’à lire dans l’ascenseur de mon boulot. Accro.

Los Angeles – Californie. East (Easton) a 15 ans et bosse pour son oncle. Il est le chef des guetteurs devant la « taule », une maison où l’on vend et on consomme toutes sortes de drogues, dans un ghetto de Los Angeles. L’école est un lointain souvenir. Le gosse, grand, maigrichon, la boule à zéro, est très sérieux et consciencieux. C’est un taiseux. Il ne se mêle pas aux autres. Mais un jour les flics débarquent, ses sous-fifres, censés monter la garde, ont disparu et lors des échanges de tirs, une gamine qui l’asticotait au même moment est tuée. La taule est fermée. East doit rendre des comptes à son oncle – celui-ci lui annonce qu’il peut se racheter s’il accepte une mission très particulière : aller éliminer un juge, témoin compromettant, qui se cache dans le Wisconsin. East n’a pas d’autre choix que d’accepter. L’adolescent qui vit avec sa mère, apprend qu’ils seront quatre à faire le voyage, dont son demi-frère, Ty, âgé de 13 ans et déjà un assassin expérimenté. East doit laisser son arme et ses papiers et ils doivent voyager par voiture pour éviter d’être repérés. Au volant, Michael Wilson, un étudiant bavard qui va à la fac. Mais son unique objectif est de développer un réseau de vente de drogues, les étudiants étant de gros consommateurs. Michael est en charge de l’équipe – on lui a confié l’argent liquide nécessaire à pourvoir à l’ensemble de leurs dépenses. Le quatrième larron est un autre jeune adulte gros, plutôt futé, prénommé Walter.

Et c’est à bord d’un monospace bleu familial, que l’équipe quitte le soleil californien pour rentrer à l’intérieur d’un pays dont ils ignorent tout. Sans armes, avec de faux papiers (East devient Antoine Harris), et quelques dollars en poche, les quatre loustics font route. Mais l’ambiance est plus que crispée. Ty ne dit pas un mot, collé à son jeu vidéo – et East préfère le silence aux bavardages inutiles de ses équipiers de mauvaise fortune. East n’a jamais quitté son quartier, d’ailleurs, il est même incapable de lire une carte ou situer son quartier sur le guide routier de Los Angeles. Très vite, les paysages changent, les températures chutent et les Grands Lacs accueillent ces quatre jeunes hommes noirs avec suspicion.

Il pensait qu’il aurait le temps d’y réfléchir, pendant le voyage – au fait de tuer un homme. Ou qu’en veillant à ce que les choses se déroulent comme prévu, le meurtre deviendrait un geste de plus, l’étape suivante. C’était la bonne adresse. Ils allaient trouver le type. Le bon. Et bingo.

L’ambiance, déjà crispée entre les quatre compagnons, tourne rapidement au vinaigre et rien ne se passera comme prévu.

Que dire ? Que le personnage d’East m’a carrément happée ? Impossible de le quitter – ce gosse des ghettos, qui a 15 ans, en parait trente ? Qui envoie de l’argent à sa mère mais préfère vivre dans un préfa à l’abri des regards ? Qui tente de se rapprocher de ce jeune frère, qui a quitté la maison à l’âge de 11 ans et dont il n’avait plus de nouvelles depuis presque un an ?

Bill Beverly a réussi un tour de force, puisque je n’ai jamais réussi à deviner la suite des évènements – j’ai eu beau m’imaginer la scène – l’arrivée dans cette petite ville du Wisconsin, l’assassinat du juge, le retour à Los Angeles – rien ne se passe comme prévu et surtout cette virée macabre prend une toute autre tournure : un voyage initiatique pour le jeune East qui va le révéler à lui-même et lui faire comprendre que le monde est nettement plus vaste que son quartier des Boîtes et qu’il doit apprendre à exister pour lui-même.

Un récit à la tonalité poignante, je me suis profondément attachée à East/Antoine – je ne veux pas raconter l’histoire, mais le jeune homme va se retrouver seul dans cette région des Grands Lacs où un jeune homme noir seul, marchant le long de l’autoroute attire forcément le regard. Bill Beverly livre un roman qui prend des allures de tragédie pour nous offrir à la page suivante une poésie magnifique et des envolées lyriques qui vous prennent à la gorge. J’ai accompagné East dans ses premières nuits enneigées, caché sous un carton, dans ses longues marches. J’ai marché dans ses pas.

De la noirceur de l’âme humaine, Bill Beverly réussit à faire naître de l’humanité – de l’émotion et une lueur d’espoir.  L’Ouest chez l’auteur, c’est l’Ouest sauvage – celui des gangs, de la violence – et plus East se déplace à l’Est, plus il semble aller vers la civilisation. East veut dire Est en anglais. Suis-je folle de penser ça ? En découvrant ces petites villes, East découvre une autre vie – un autre monde. Il va devoir aller à la rencontre des gens et ce malgré son caractère très prononcé pour la solitude et ses difficultés à engager la conversation.

East se pencha et observa les pupilles de Perry comme s’il regardait un trou dans la rue, comme si elles étaient les entrailles de l’homme et qu’il y avait dans ces entrailles ce que les poissons savaient, ce que les poissons avaient vu : la fin. Balayé, sur le flanc.

L’auteur ne dit pas qu’ à l’Est tout va mieux, la crise économique est passée par là, les addictions sont parfois différentes mais elles sont là – mais le soleil meurtrier de Los Angeles ne tape plus sur sa tête et les codes des gangs n’existent plus. East est autonome mais c’est encore un gosse. C’est ce qui est aussi très poignant dans ce récit, la recherche d’une image paternelle et d’une vie millimétrée, qui le rassure comme lorsqu’il faisait la garde dans la taule.

L’éditeur annonce « un je-ne-sais-quoi d’électrisant  » et il a vraiment raison. Un roman noir « écrit au cordeau » mais je dirais surtout un roman solaire qui vous prend aux tripes. Je ne suis pas encore revenue de mon voyage avec East.

J’ai fini ma lecture au petit matin, et j’ai relu à trois reprises les deux dernières pages pour être sûre d’avoir compris son choix, d’avoir accompagné East jusqu’au bout.

Un roman magnifique. Et un premier roman ! Bill Beverly a grandi à Kalamazoo (Michigan) mais a voyagé et a étudié en Floride. Il enseigne désormais à la littérature américaine dans une université du Maryland et moi je crie au génie. Voilà c’est dit !

Et pour ceux qui veulent tout savoir, je retrouve dans ce roman la même profondeur d’âme que Benjamin Whitmer, qui vous le savez, est un de mes auteurs préférés.

♥♥♥♥♥

Éditions Seuil, Policier, trad. Samuel Todd, 340 pages

Et pourquoi pas

18 commentaires

Marie-Claude 19 septembre 2016 - 4 h 13 min

Il ne me reste plus qu’à partir en quête! J’ai plus qu’envie d’être happé et de voyager avec ces jeunes. Et si Electra crie au génie, moi, je fonce!

Electra 19 septembre 2016 - 9 h 37 min

Morte de rire ! Mais connaissant ton amour pour la jeunesse et ton goût pour l’Amérique, il devrait te plaire 🙂

Sandrine 19 septembre 2016 - 6 h 43 min

Ah la noirceur humaine : yabon ça ! Belle découverte on dirait, je ne sais pas de quand date ce roman en français mais il ne me semble pas en avoir déjà entendu parler.

Electra 19 septembre 2016 - 9 h 41 min

Oui ! je suis assez sensible à ça et à la prose du romancier. Je l’ai effectivement croisé souvent sur les blogs, d’où mon obsession ! je ne regrette pas mon achat 🙂

Fanny 19 septembre 2016 - 7 h 03 min

J’essaie aussi de varier les thèmes mais je reviens toujours à mes premières amours: drame, secret de famille, etc!
Ce que tu dis de ce bouquin me plaît énormément! Et il faut que je me plonge dans « Yaak Valley, Montana »! ( Ce matin encore, il en était question à la radio!)

Electra 19 septembre 2016 - 9 h 42 min

Oui, on a tous des thèmes de prédilection – pareil pour moi, ce qui explique aussi pourquoi on devient exigeant 😉
Je pense qu’il te plairait beaucoup vu tes goûts littéraires – pour Yaak Valley, c’est vraiment différent sauf pour cette vision sociale de l’Amérique et des laissés pour compte.

keisha 19 septembre 2016 - 8 h 46 min

Bon, là, pas pour l’instant. Je suis dans Yaak, Montana depuis mon retour du festival (rappel, plus de 450 pages serrées en VO, et pas une écriture si classique, et des trucs pas choupis à l’intérieur) et lis autre chose en parallèle histoire de ventiler un peu.

Electra 19 septembre 2016 - 9 h 43 min

Ma pauvre ! j’adore ton « pas choupi » – oui Yaak Valley est un pavé et on pourrait même lui reprocher un certain essoufflement mais c’est comme une montagne, une fois au sommet la vue est magnifique et la redescente est spectaculaire ! courage !

EVA 19 septembre 2016 - 9 h 30 min

est-ce vraiment possible de ne pas lire Dodgers après ce billet?!!!
bon, j’ai craqué, je me suis procuré Yaak, Montana 🙂

Electra 19 septembre 2016 - 9 h 45 min

ah je ne sais pas ! à toi de voir, mais disons que je me souviens encore aujourd’hui l’émotion en lisant et relisant les dernières pages et pour être honnête, en en parlant ce matin à nouveau, j’ai presque envie de le relire !
Pour Yaak Valley, super ! Smith Henderson devrait m’engager comme attachée de presse 😉

Jerome 19 septembre 2016 - 13 h 26 min

Si tu le compares à Whitmer, forcément, ça fait plus que titiller ma curiosité !

Electra 19 septembre 2016 - 14 h 06 min

Et connaissant mon amour pour Whitmer, je ne le fais pas à la légère 😉

Edwige Mingh 19 septembre 2016 - 15 h 11 min

Je note pour plus tard compte tenu de ton enthousiasme. Pour l’instant j’en suis à Bruce Holbert et à « L’heure de plomb »… Je suis quasi prête à le rencontrer en Octobre dans ma région avec déjà plein de questions !

Electra 21 septembre 2016 - 16 h 29 min

Super ! Quelle chanceuse ! Je suis curieuse de connaître ton avis car le Bouquineur a écrit une chronique où il se dit très déçu de ce roman de Bruce Holbert …

celina 24 septembre 2016 - 15 h 54 min

Je suis vraiment néophyte en romans noirs et là, avec ton beau billet, je me dis que lire ce roman serait un excellent moyen de raccrocher les wagons. Il a l’air magnifique !

Electra 24 septembre 2016 - 16 h 29 min

Merci ! Effectivement noir mais lumineux aussi

La Rousse Bouquine 25 septembre 2016 - 15 h 15 min

Tu me donnes tellement envie de remettre vraiment à la littérature américaine… En même temps, c’est pour ça que j’adore ton blog !

Electra 25 septembre 2016 - 15 h 31 min

merci !! il y a du bon et du mauvais, mais il y a aussi du très bon et Dodgers en fait partie !

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