Le bleu de la nuit ∴ Joan Didion

par Electra
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En allant à la BM, je suis tombée par hasard sur ce livre, placé en évidence dans les coups de cœurs des bibliothécaires.  Impossible de le laisser passer, même s’il ne fait pas partie de mon programme de lecture. Après avoir été très émue à la lecture de L’Année de la pensée magique où l’écrivaine américaine dressait un vibrant hommage à l’homme de sa vie, disparu brutalement, Joan Didion, écrit, dans le Bleu de la Nuit, une autre oraison : cette fois-ci à leur fille unique, décédée quelques semaines à peine avant la parution de la Pensée magique.

La vie, si généreuse avec Joan en lui offrant un époux formidable pendant presque quarante années, et une fille adoptive, Quintana Roo, lui a tout repris en moins de dix-huit mois. Comme pour son époux, Joan Didion refuse de se laisser abattre, et son arme de bataille, c’est la plume. Une nouvelle fois, elle fait mouche – sa puissance est telle que vous ne pouvez pas lâcher le livre. J’aime particulièrement son style, Joan Didion a une écriture ciselée, précise et directe. Elle peut dérouter le lecteur par sa franchise. Elle livre au lecteur ses réflexions personnelles, avec en filigrane, son incapacité à dire au revoir à son enfant. Lumineuse face aux ténèbres, Joan Didion nous fait voyager dans sa vie : l’arrivée de ce bébé, cadeau du ciel, ses réflexions face à la maternité – ses questionnements – Quintana avait elle-même un comportement étrange. Ainsi, à l’âge de 5 ans, elle avait appelé un hôpital psychiatrique pour savoir si elle pouvait y être acceptée au cas où elle perdrait la tête. Une enfant créative, sensible et qui avait une peur tragique de l’abandon. Diagnostiquée maniaco-dépressive (à l’époque) son adolescence est compliquée. Mais à 39 ans, la jeune femme semble avoir trouvé le bonheur en épousant l’homme de sa vie.

Joan Didion revient sans cesse sur ce mariage, cette journée splendide à New-York, les fleurs qu’elle portait dans les cheveux, son sourire, sa joie de vivre, et ses deux paons qui les attendent à l’entrée de l’édifice. A cet instant-là, on leur souhaitait le bonheur et de nombreux enfants – Didion le dit : on prenait ce bonheur pour argent comptant. Son époux allait décéder la même année et Quintana perdra son combat face à une maladie insidieuse. Quintana Roo transpire à travers les mots de sa mère, une femme qui semblait être dotée de mille talents. Photographe professionnelle, elle avait été retrouvée par sa famille biologique mais avait choisi, à la fin de sa vie, de se recentrer sur « ses vrais parents » Joan et John.

Les tropiques n’étaient pas exotiques, ils étaient simplement démodés.

Mais Joan Didion ne tombe jamais dans le mélo, bien au contraire. Elle s’interroge : sur elle, en tant que mère, sur la vieillesse – la maladie – car depuis la perte de sa famille, Joan ne cesse de tomber, de se blesser et est sujette à des crises d’angoisse. Mais Joan reste debout, elle est fière et refuse de se laisser aller, aussi plonge-t-elle dans le travail avec avidité. Jamais impudique, toujours incroyablement honnête envers elle-même (elle n’était pas une mère parfaite), jamais complaisante – elle reste cet être fragile (les médecins lui ont toujours reproché une maigreur sans voir la tonicité derrière) qui, même à 75 ans – continue d’avoir une foi dans l’être humain, dans son pouvoir de résilience, mais aussi dans la littérature. L’écriture sauve de tout.

Je ne veux plus de souvenirs de ce qui fut, de ce qui fut cassé, de ce qui fut perdu, de ce qui fut détruit.

Il fut un temps, pendant longtemps, de mon enfance jusqu’à tout récemment, où je pensais que si.

Un temps où je croyais pouvoir faire en sorte que les gens demeurent pleinement présents, les garder auprès de moi, en préservant leurs mémentos, leurs « choses », leurs totems. (..) En théorie, ces mémentos servent à raviver le moment. En réalité, ils ne servent qu’à mettre en évidence mon inaptitude à jouir du moment quand il était là.

J’ai beaucoup aimé son regard sur le temps qui passe et sur cette vie, d’abord ses années de bonheur sur la côte Ouest, à Los Angeles puis son arrivée à New-York où les jours bleus d’été viennent vous hanter. Joan Didion ne voyait pas le temps à Los Angeles, oh il y a des saisons, mais pas les mêmes : la saison des ouragans, la saison des incendies mais le temps se languit – la chaleur annihile le temps qui passe. A New-York, c’est l’inverse : la vie se meurt pour renaître et ses longues soirées d’été, où tout est bleu, lui deviennent très précieuses car elles disparaissent à l’automne.

Le temps passe.

Se peut-y que je n’y aie jamais cru ?

Ai-je cru que les nuits bleues pourraient durer à jamais ?

En vérité, je ne suis pas du tout ajustée à la vieillesse. En vérité, j’ai vécu toute ma vie à ce jour sans croire sérieusement que je vieillirais.

Si vous êtes curieux, et comme moi, un peu fasciné par cette grande dame, son neveu Griffin l’a mise en scène dans un petit film où elle déambule dans les rues de New-York en lisant quelques extraits de ce roman. La vidéo est visible sur youtube  et dure 9′.

Lors de l’enterrement de sa fille, Joan lit le poème de Wallace Stevens, Dominion of Black, magnifique, où il est question du cri des paons au crépuscule de la vie et celui de T.S Eliot, New Hampshire sur l’enfance et la vie trop vie disparue.

Pour finir en beauté, comme le fut la lecture de ce magnifique récit, voici l’un des poèmes rédigés par Quitana, enfant. Lisez Joan Didion !

Le Monde
Le monde n’a rien
Que le matin
Et la nuit
Il n’a ni
Jour ni repas
Ainsi ce monde
Est pauvre et désertée
C’est
Une espèce
D’île avec
Seulement trois
Maisons dessus
Dans ces
Familles se trouvent
2,1,2 personnes
Dans chaque maison
Ainsi 2,1,2 ne font
Que 5 personnes
sur cette
Ile

♥♥♥♥♥

Éditions Grasset, Blue Nights, trad. Pierre Demarty, 2013, 240 pages

Et pourquoi pas

16 commentaires

Simone 26 septembre 2016 - 7 h 04 min

oh que tout ça a l’air bouleversant…Je ne connaissais pas, je garde en mémoire, si je tombe dessus…

Electra 26 septembre 2016 - 7 h 53 min

Oui ! Mais elle écrit si bien la vie, la force de celle-ci – c’est ce que j’aime en elle !

Eva 26 septembre 2016 - 11 h 24 min

beaucoup croisé mais encore jamais lu!! celui-ci sera certainement le premier!

Electra 26 septembre 2016 - 11 h 31 min

Super ! c’est vraiment à part mais l’écriture, et son regard sur la vie est très porteur.

keisha 26 septembre 2016 - 11 h 38 min

Tu fais bien d’en parler (et très bien) mais je ne sais pas si j’accrocherais?

Electra 26 septembre 2016 - 11 h 51 min

Merci ! Je pense que tu as des goûts très éclectiques donc pourquoi pas ? après le thème, c’est pas très gai mais j’aime lire ses mots et sa vision de la vie – elle continue d’avance alors que son corps trébuche .. ça me parle beaucoup. Les deux sont très bien, si tu as l’occasion d’en avoir un entre tes mains …:-)

Marie-Claude 26 septembre 2016 - 14 h 40 min

Je me disais justement, il y a quelques jours, que je devais découvrir Joan Didion! De toute évidence, « le bleu de la nuit » sera mon entrée en matière.

Electra 26 septembre 2016 - 15 h 22 min

après tu auras envie de lire le précédent ! mais oui il faut que tu la lises, sa plume est magnifique 🙂

Fanny 26 septembre 2016 - 17 h 51 min

Mmmmmhh…pas joyeux joyeux cette lecture! Maid comment presque toujours tu parles si bien d’auteurs que je ne connais pas et que j’ai envie de découvrir!

Electra 26 septembre 2016 - 18 h 00 min

Oui le thème n’est pas très gai mais ce que j’aime c’est de voir comment elle sait décrire cette période qui suit la perte d’un être cher, elle ne dramatise, ni n’enjolive – un regard sur la vie – mais oui le thème n’est pas gai !

celina 26 septembre 2016 - 18 h 18 min

Quelle belle lecture tu nous proposes. Il est temps que je découvre Joan Didion (je n’ai pas osé jusqu’à présent mais les passages que tu cites, magnifiques, s’ils sont durs, sont aussi lumineux )

Electra 26 septembre 2016 - 21 h 39 min

Les thèmes sont douloureux mais comme tu le dis, elle écrit magnifiquement 🙂 J’espère que tu aimeras ! On trouve ses livres en bibliothèque très facilement.

La Rousse Bouquine 29 septembre 2016 - 18 h 34 min

AAAAaaaah mon dieu ça donne trop envie !

Electra 29 septembre 2016 - 19 h 41 min

c’est le but !

The white album ∴ Joan Didion – Tombée du ciel 21 août 2017 - 10 h 01 min

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