Coin perdu pour mourir ∴ Wessel Ebersohn

par Electra
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C’est en lisant le blog de Tasha que j’ai découvert la série sud-africaine mettant en avant un psychiatre de prison, Yudel Gordon. En lisant le billet enchanté de Tasha sur La nuit est leur royaume, publié en 2016 – je découvrais ce personnage, apparu en 1979, en plein apartheid sous la plume de Wessel Ebersohn, technicien en télécommunications.

Il abandonna son métier pour se consacrer à l’écriture, malgré les menaces et l’interdiction de son roman en Afrique du Sud. J’ai donc décidé de lire le premier volet (des 4), qui lui valut tant de problèmes : A lonely place to die, Un coin perdu pour mourir.

Yudel Gordon n’a guère envie d’aller faire la liste de courses dressée par son épouse, Rosa, ni d’aller une nouvelle fois chez des amis, entendre dire qu’il a choisi le mauvais chemin en allant travailler pour le service public. Psychiatre, il est employé auprès de la prison. Ce jour-là, son ami Freek, un Afrikaans assez imposant, lui demande de lui rendre service en allant voir un homme noir, Muskiet Lesoro, arrêté pour avoir empoisonné le fils de son patron. Le patron n’étant que Marthinus Pretorius, tout juste nommé aux plus hautes fonctions. C’est alors qu’il fêtait sa nomination, que son fils, après avoir avalé des champignons, a été saisi de convulsions violentes et est décédé dans les minutes qui ont suivi. Mais lorsque Yudel se retrouve face à l’assassin présumé, c’est une toute autre histoire qui s’écrit devant lui.

L’homme est prostré dans sa cellule, et en voyant Yudel est pris de panique et se retranche comme il le peut. Très vite, Yudel comprend qu’il a à faire à un malade mental, d’ailleurs, il a des hallucinations et ne cesse d’essayer de fuir d’invisibles attaquants. Yudel réfute la version officielle : s’il peut se montrer violent, il est incapable de fomenter un crime. Seule l’assiette de la victime contenait des champignons vénéneux, ce qui requiert de la minutie et de la préméditation.

Yudel décide donc d’aller mener lui-même l’enquête en se rendant dans la petite ville provinciale où vivent la victime et le meurtrier présumé. Il souhaite interroger la mère de Muskiet et la famille de la victime. Mais très vite, il se heurte à une multitude de barrières : la police locale refuse son laisser-passer et très vite il est mis à mal. Mais Yudel ne se laisse pas faire.

Publié en 1979, le livre retranscrit bien l’apartheid et les scissions au sein de la société. Venant d’une grande ville où la ségrégation est sans doute moins prégnante, Yudel se retrouve ici dans une société encore patriarcale, profondément Afrikaans – où les hommes blancs refusent la moindre avancée des droits civiques pour les noirs. La police locale est-elle même corrompue. La victime était d’ailleurs sans doute membre d’un groupuscule fasciste qui s’est attaqué au Monastère qui accueille et aide les populations tribales. Yudel, juif, comprend vite que son enquête n’est pas la bienvenue et les premiers témoignages recueillis ne sont pas forcément honnêtes. La peur règne.

J’ai beaucoup aimé la description de cette province, où pendant la journée, les hommes  et femmes en âge de travailler partent dès l’aube travailler au champ ou comme domestiques dans les exploitations et rentrent le soir, au coucher du soleil. Laissant leur ville aux enfants et aux vieillards pendant la journée. Avec (un couvre-feu ?) l’interdiction pour tout homme noir de se trouver encore dans la ville des Blancs après une certaine heure.

Très vite, on rappelle à Yudel ses origines juives – il n’est pas Afrikaans même s’il le parle. Sa ténacité finira par payer. Le roman m’a permis de me replonger dans cette époque lointaine où il est inimaginable pour ces Blancs qu’un jour Nelson Mandela soit élu président ! C’est effrayant, hallucinant et pourtant cela a bien existé. Le fait que l’auteur a choisi, non pas un policier, mais un psychiatre est vraiment original. Mais il s’explique aussi : à l’époque, la police était souvent corrompue et un nid à racistes, aussi il aurait été difficile d’y trouver un héros. Le fait que le personnage soit Juif permet à l’auteur de montrer que toute forme de discrimination est possible, pas uniquement envers les Noirs.

La trame du roman reste classique et le rythme est assez lent, même si on craint pour la vie de Yudel (une action à la fois bienvenue et rondement menée). Reste que le roman est prenant, je l’ai lu en à peine deux jours – j’avais tout le temps envie de m’y replonger. J’adore quand les polars jouent leur premier rôle : nous montrer la société telle qu’elle est, sans fioritures, sans maquillage.

Bref, vous l’aurez compris, je ne regrette pas mon achat et j’ai déjà commandé la suite, Divide the Night  (La nuit divisée) qui étrangement fut publiée en France avant Un coin perdu pour mourir  (d’où la quatrième qui m’a fait un tant douter de l’ordre de la série).

♥♥♥♥♥

Editions Rivages, Coll. Noir, trad. Nathalie Godard, 1994, 241 pages

Et pourquoi pas

12 commentaires

keisha 24 avril 2017 - 8 h 55 min

c’est bien de mieux connaitre la littérature de ce pays!

Electra 24 avril 2017 - 9 h 25 min

c’est mon deuxième roman sud-africain, le premier datait de l’époque coloniale 😉

Eva 24 avril 2017 - 12 h 05 min

j’ai travaillé pendant plusieurs années avec l’Afrique du Sud, en y allant régulièrement, ce roman policier m’intéresse donc particulièrement.

Electra 24 avril 2017 - 19 h 13 min

Oh c’est vrai ? Ah oui il te plaira. Il reflète bien la situation à cette époque

Marie-Claude 24 avril 2017 - 17 h 04 min

Alors, pourquoi seulement 3 coeurs?!

Electra 24 avril 2017 - 17 h 10 min

Bonne question ! je ne sais pas – j’ai eu peur mais c’est bête car Tasha m’a confirmé que le dernier roman (paru près de vingt ans après) est tout aussi bien comme ceux entre-temps..Disons que le style est quand même classique mais je vais lire la suite donc voilà .. je dois réviser sa note ??

Marie-Claude 24 avril 2017 - 23 h 33 min

J’aurais mis 4, mettons! N’empêche, je suis preneuse! Pour le lieu et pour l’Histoire. La lenteur ne me fait pas peur!

Electra 24 avril 2017 - 23 h 39 min

Bien ! En fait la structure est classique mais ce n’est pas lent. On sent la chaleur du continent Africain et la tension permanente et j’ai adoré lorsqu’il se rend dans la cité où vit la mère du suspect. C’est Si bien décrit !

Jean-Marc 26 avril 2017 - 10 h 58 min

Attention, La nuit divisée et le cercle fermé secouent pas mal leur lecteur … J’ai encore le souvenir de pages très dures, alors que les avaient lus peu de temps après leur sortie, une époque que les moins de 50 ans …

Electra 26 avril 2017 - 11 h 04 min

C’est vrai ? Car là, je n’ai pas eu de souci de ce côté. Mais la noirceur ne me dérange pas trop. Je note cependant !

athalie 29 avril 2017 - 12 h 24 min

Un polar qui tient ses promesses d’être un bon polar, je suis toujours preneuse … J’aime bien aussi que la noirceur soit sociale, comme tu le dis, c’est bien son rôle à ce genre (en tout cas, moi, c’est ce que je viens chercher)

Electra 29 avril 2017 - 12 h 50 min

Oui ! Moi aussi tu as trouvé les bons mots ! Et les suivants ont l’ai encore plus noirs !

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