Sacré bleu • Christopher Moore

par Electra
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Je dois en premier lieu remercier Caroline, une gentille fée, qui m’a gentiment fait parvenir des Éditions des Équateurs le dernier roman de Christopher Moore, Sacré Bleu. J’avais prévu de le lire pendant mes vacances qui approchent à grands pas .. mais impossible de résister à la magie qui entoure ce sublime objet !

Car le livre en lui-même est vraiment un très bel objet (le format, le papier) et surprise : une trentaine de reproductions d’œuvres d’impressionnistes à la fin du livre. Il y a évidemment une explication à leur présence.

Christopher Moore ne cesse de m’épater depuis notre rencontre, en 2007 lors de mon pot de départ d’un précédent job. Une collègue, devenue depuis une amie très proche, m’avait fait cadeau de deux de ses romans : Le lézard lubrique de Melancholy Cove et un Blues de Coyote. Coup de foudre immédiat pour ce romancier américain totalement déjanté ! J’étais donc très curieuse de découvrir ce dernier roman où l’écrivain s’attaque à tout un pan de notre histoire nationale : le Paris de la Butte Montmartre de la fin du 19ème Siècle, le Paris des Toulouse-Lautrec, Pissarro, Renoir, Gauguin, Van Gogh …

1890. Vincent Van Gogh est assassiné par un mystérieux dealer de bleu,  » l’Homme-aux-Couleurs « . Toulouse-Lautrec mène l’enquête. Il enrôle son ami Lucien Lessard, peintre-boulanger de la Butte Montmartre mais Lucien n’a qu’une obsession : brosser le portrait de Juliette, muse magnétique, qui vient de lui offrir un tube de bleu très rare ...

En écrivant ce billet, je réalise que beaucoup de personnes sont décontenancées par le monde survolté de Moore : un monde qui mêle toujours comédie et fantastique. Moore aime, à travers ses romans, s’attaquer à toutes nos croyances, de Jésus, aux croyances indiennes (le coyote) en passant par les zombies, il revisite tous les genres et les passe à la moulinette. Aussi, ceux qui n’aiment pas ce genre de romans, passez votre chemin ! Ceux qui comme moi aiment Moore, plongez ! Et ceux qui aiment les Impressionnistes et ne sont pas rebutés à l’idée de mêler de vielles croyances à la réalité (l’existence de ce fameux Homme-aux-Couleurs qui, avec son Bleu de bleu ensorcèle les artistes), plongez aussi !

Quel plaisir de donner vie à tous ces artistes dont j’admire les œuvres depuis des années, étant férue de peinture et passant beaucoup de temps à flâner dans des expositions et des musées. Ainsi à Oxford je suis allée admirer les toiles de Pissarro, le père de ce mouvement (souvent oublié) et que je retrouve avec plaisir dans ce roman foisonnant où tour à tour Renoir, Toulouse-Lautrec, Monet, Manet, les frères Van Gogh (ou Seurat, Gauguin) croisent la route de ce fameux Homme-aux-Couleurs. Le personnage fictif de Lucien Lessart fait le lien entre tous, nourrissant ces artistes souvent fauchés (il est boulanger) et en proie à de nombreuses maladies (dont la terrible syphilis).

Elle l’entraina à travers la maison. Le vestibule et la salle à manger étaient d’un jaune vif. Des estampes signées Hokusai et Hiroshige recouvraient presque entièrement les murs laissant quelques places pour un Cézanne, un Renoir ou un Pissaro, accrochés ci et là un peu comme des accents. Leur présence paraissait presque incongrue, à moins que ce ne fut l’inverse. En passant, Lucien jeta un œil dans un grand salon entièrement tapissés d’oeuvres de Monet. Il n’osa pas s’attarder pour s’immerger dans les toiles du maitre, car Alice était déjà sur le perron à l’arrière de la maison. D’un geste, comme on montrerait le paradis à une âme qui vient de débarquer, elle présenta le jardin à son hôte. (…)

– Je cherche une fille,

– Auraient-elles toutes déserté Paris ? Estime-toi chanceux, les Normandes sont loin d’être les pires.

(…) Monet était devenu une machine à moissonner les couleurs. Un pinceau à la main, il cessait d’être un homme, un père ou un mari, il n’était plus qu’un objet destiné à remplir une fonction singulière, il se transformait en Monet, le peintre, comme il s’était toujours présenté. (p.263)

L’autre personnage clé du roman est le Paris de cette époque, remis difficilement de la guerre et qui abrite ces peintres excentriques qui cassent les codes du classicisme en peignant pauvres et mendiants, ballerines et prostituées. Christopher Moore raconte en détail dans sa postface les recherches menées pour mieux appréhender ces personnages qui restent pour nous mystérieux, loin d’un Picasso ou d’un Dali filmés et interviewés. Leurs correspondances ne reflétant que rarement leurs véritables personnalités, ainsi le fameux comte Henri Raymond Marie de Toulouse-Lautrec-Monfa cachait-t-il à sa famille sa vie dissolue et ses fréquentations douteuses (les danseuses et prostituées de Pigalle) lors qu’il écrivait à sa mère.

Insulté par son héros, Henri (Toulouse-Lautrec) avait boitillé vers un coin de la salle où les gens se montraient moins revêches. Il avait puisé une part de son inspiration chez Degas, avait montré son admiration et l’influence du maître sur sa production, ce qui décuplait l’effet de rejet. Henri s’apprêtait à prendre congé de ses amis pour aller sa soûler courageusement dans une quelconque salle de bar fréquentée par des ouvriers, quand une main s’était posée sur son épaule. Il avait levé les yeux sur un type d’allure frêle, à la barbichette blanche, dans le cinquantaine, coiffé d’un chapeau de gros lin à larges bords. C’était Auguste Renoir (p.167)

Christopher Moore se permet ici de livrer sous forme de comédie une enquête passionnante. Ses amis proches étant persuadés que Van Gogh ne s’est pas suicidé, Lucien Lessart, boulanger de métier mais peintre et ami du tout Paris artistique, va, accompagné de Toulouse-Lautrec se lancer à la recherche de ce mystérieux Homme-aux-Couleurs. Celui-ci est souvent accompagnée d’une jeune femme, très belle, répondant au nom de Bleu et qui possède un pouvoir magique… celui d’être une muse formidable auprès de tous ces peintres.  Celle-ci aurait-elle pris les traits de Carmen Gaudin ? De Berthe Morisot ?

Et quel régal de les suivre dans leurs déambulations. Une plume toujours aussi folle, un talent monstre et une semaine de plaisir à l’idée de replonger dans cette époque charnière de l’art pictural ! J’ai même repoussé la fin de ma lecture, trop triste de quitter ces personnages hauts en couleur ! Mais attention, Moore ne dénigre aucun de ses peintres même si certains apparaissent parfois hautains ou à l’inverse un brin déjanté. Il leur rend ici un formidable hommage. Rappelez-vous que ces hommes vivotaient, certains ont brûlé leurs œuvres pour se tenir chaud l’hiver ! Ils étaient exposés à la galerie des « refusés » car le gouvernement de l’époque leur refusait l’entrée dans les expositions nationales. Nombreux sont morts pauvres et oubliés.

Épilogue en bleu – « Quant à Degas, comment dire, sinon qu’il n’était pas d’un commerce agréable ? Lorsque je me suis lancé dans l’aventure de ce roman, je ne connaissais rien de la vie des impressionnistes. (…) J’aime les tableaux et les sculptures de Degas (…) Te rends-tu compte, Degas, que si tu n’avais pas été un con, tu aurais eu un rôle parlant dans mon bouquin ?  » (p. 444)

Et les fameuses illustrations, me direz-vous ? Eh bien, lors de leurs échanges, les impressionnistes mentionnent bien évidemment leurs toiles (et le fameux bleu…) et une petite main vous indique qu’il est temps de se reporter à l’illustration pour mieux en comprendre le sens ! Et c’est vraiment génial comme procédé.

Donc, un grand merci aux Éditions Les Équateurs qui n’ont pas eu peur de suivre Moore dans sa dernière folie. Ce livre va directement dans mon Top 3 des lectures 2015 😉

♥♥♥♥♥

Sacré bleu, Éditions Équateurs, trad.Luc Baranger, 446 pages

Et pourquoi pas

17 commentaires

quaidesproses 7 septembre 2015 - 21 h 30 min

Quelle sublime chronique… Et comment le dire autrement? Tu m’as convaincue ! C’est même au delà de ça … Je ne connaissais pas le livre, ni l’auteur, du coup : Merci (à toi et ta gentille fée)! Je le note de suite, et le lirai le plus vite possible.

Electra 7 septembre 2015 - 22 h 18 min

De rien ! Je suis contente que tu aies envie de le lire ! On plonge dans le Paris des peintres, avec la magie autour de cet art et l’humour de Moore. Je pense que tu vas bien aimer ! Oui, je ne peux que remercier cette gentille fée !!

quaidesproses 8 septembre 2015 - 15 h 35 min

Commentaire presque privé, mais je relisais notre conversation sur « Les singuliers », vis à vis de la peinture, du coup avec ce livre et ta photo sur insta, je me demandais si tu avais osé commencer la peinture, et te lancer?

Electra 9 septembre 2015 - 21 h 55 min

Un peu mais finalement je me dis que je devrais déjà reprendre le dessin en premier !

keisha 8 septembre 2015 - 8 h 40 min

Dès que tu as cité Le lézard lubrique, là j’ai su qui était ce Moore(http://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/2013/03/le-lezard-lubrique-de-melancholy-cove.html ha quel délire génial!)
Je vais donc suivre ça de près!!!

Electra 8 septembre 2015 - 8 h 43 min

Oui ! Ce type est vraiment malade, comme le dit si bien Hiassen (qui lui aussi a un côté barje pas mal développé) mais là il réussit le tour de force à donner vie à ces peintres et à nous faire voyager dans le temps. Un drôle de livre, une vraie pépite ! Vu ta chronique sur le lézard, tu vas adorer !

luocine 8 septembre 2015 - 11 h 32 min

très envie de lire ce livre , mais je fais partie des lectrices qui se méfient du côté »déjanté » , il m’arrive de m’y ennuyer. Le sujet ici me semble passionnant et avec les artistes on s’attend à tout sauf à du bien formaté , alors pourquoi pas?

Electra 8 septembre 2015 - 13 h 19 min

Ici le côté déjanté (très développé dans le lézard et ses autres romans) est plus maîtrisé – les personnages sont truculents, surtout Toulouse-Lautrec mais « normaux » – le fantastique ou disons la touche « magique » de Moore apparait à travers le personnage de l’Homme-aux-couleurs et de sa muse mais sinon tout se tient et l’enquête est passionnante et si tu aimes la peinture, ça devrait le faire !

Jerome 8 septembre 2015 - 13 h 07 min

Quel enthousiasme ! Un auteur dont je n’ai jamais entendu parler mais je vais de ce pas vérifier si ma médiathèque possède un ou plusieurs de ses titres. Pour le déjanté en général je suis bon client 😉

Electra 8 septembre 2015 - 13 h 22 min

Ma bibli les a tous et j’imagine que la tienne en a plusieurs ! Et si tu aimes le déjanté, là tu vas être servi ! Ce dernier livre est sans doute le « moins déjanté », le plus maitrisé car il voulait rendre hommage à ces peintres, souvent maudits mais dans ses autres romans, il se lâche totalement et c’est tellement plaisant ! Keisha l’avait très bien décrit dans son billet.
Mes billets sur ses oeuvres :
– le lézard : http://www.theflyingelectra.com/2011/01/le-lezard-lubrique-de-melancholy-cove.html
– un blues de coyote : http://www.theflyingelectra.com/2011/06/un-blues-de-coyote.html
et si tu as un peu peur, commence par celui-ci – tu y verras son immense talent de « conteur » !

Marie-Claude 11 septembre 2015 - 3 h 05 min

C’est bien la première fois qu’un de tes coups de coeur ne me tente pas!!! Je saute de joie et en profite!

Electra 11 septembre 2015 - 9 h 11 min

Ah oui profite ! Moi aussi je fais pareil quand je me dis « ouf » car là je croule sous les livres ! Moore est très spécial, c’est vrai ! L’éditrice m’a dit que le livre a eu un énorme succès même s’il n’est pas du tout dans leur ligne éditoriale mais comme elle aimait son oeuvre, ils ont fait ce choix et quel choix ! Mais oui, Moore est très à part.
Bon, moi je repars chez des cowboys…

Marie-Claude 11 septembre 2015 - 15 h 09 min

Il me faudra le découvrir, ce Moore. Je vais attendre ton billet!
Chez des cowboys? Je me demande bien lesquels…

Electra 11 septembre 2015 - 18 h 33 min

Moore est l’auteur du Sacré Bleu – le livre que tu n’as pas envie de lire ! désolée, je viens de me réveiller (une sieste imprévue). J’ai peur de ne pas te comprendre.

Pour les cowboys, je garde la surprise mais ils sont célèbres !

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