Indian Roads ∴ David Treuer

par Electra
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Attention lecture

Il me tardait depuis très longtemps de lire le récit de David Treuer – intitulé Rez life et traduit Indian Roads (étrange choix de traduction) et j’avais une certaine appréhension à m’embarquer avec cet écrivain ojibwé à travers l’Amérique et celle de ses plus anciens habitants, les indiens. Pas d’amérindiens ici, le politiquement correct n’a pas sa place. David Treuer a grandi sur une réserve du nord du Minnesota ; son livre indique la carte des 300 réserves (environ le chiffre exact n’est apparemment connu de personne) et celles du Minnesota et son voisin, le Wisconsin où vivent une grande partie des indiens Ojibwés (le reste vivant de l’autre côté de la frontière, au Canada).  Tout au long du récit, David Treuer vous entraine de Red Lake à Bois Forte, de White Earth à Fond du Lac, de Mille Lacs à la réserve de Lac Courte Oreilles.

L’influence des Français est encore présente à travers ces noms. Et David Treuer ne l’ignore pas – il tente ici de répondre aux questions qui lui sont régulièrement posées : comment se passe la vie dans les réserves ? La misère est-elle est marquée ? Montez-vous toujours à cheval ? Non, d’ailleurs les Ojibwés, contrairement à leurs anciens voisins, les Sioux, qu’ils ont chassés de leurs anciens territoires vers les plaines (où ils ont découvert les bisons puis les chevaux) posent des collets pour piéger les lapins, chaussés de raquettes. Les Ojibwés sont des chasseurs, pêcheurs et cueilleurs. Bien que connus pour leur tempérament teigneux, ils ne correspondent pas à l’image de l’indien à cheval, le tomahawk en l’air, prêt à affronter son pire ennemi. D’ailleurs David Treuer le dit si bien :

Les Sioux ont monopolisé le marché du cool version indienne. Ils des avaient des chefs appelés Crazy Horse (Cheval Fou), Sitting Bull (Bison Assis) et Red Cloud (Nuage Rouge). Les nôtres s’appelaient Mouse Dung (Crottes d’orignal), Little Frenchman, Flat Mouth (Bocuhe Plate), Yellow Head (Tête Jaune) et Hole in the Day (Trou dans le Jour).

Même si aujourd’hui, le lecteur lambda va penser Sioux, Apaches, ou Iroquois, leur langue (une des trois langues indiennes encore parlées couramment) a donné à l’anglais (et au français) les mots suivants : mocassin, toboggan, wigwam, moose (orignal), totem et muskeg (tourbière).

Mais je trompe le lecteur en croyant que David Treuer ne fait que livrer ici des données plutôt joyeuses. C’est tout l’inverse : pendant plus de cinq ans, le romancier américain s’est longuement renseigné sur l’histoire des tribus indiennes, qu’elles soient aussi minuscules (comptant moins de soixante membres) ou plus grandes que certains Etats (comme la réserve des Navajo ou des Sioux à Pine Ridge). Et le voilà qui réussit à entrainer le lecture dans l’histoire de l’ensemble de ces réserves, sur plus de trois cents ans.

Il veut ainsi répondre à toutes les questions et les idées qui pullulent sur les Indiens – entre le racisme ambiant qui ne cesse de réapparaitre ci et là, il veut aussi faire tomber l’image du « Gentil indien proche de la nature ». Non, il veut rétablir l’Indien en tant qu’être humain, doué de raison mais aussi capable du pire. Oui, la majorité des réserves sont pauvres – certaines comptent la moitié de leurs habitants avec des revenus en dessous du seuil de pauvreté. Oui la scolarisation est difficile, très peu finissent le lycée. Il y a encore peu, comme le dit David Treuer, on croyait encore trouver des tipis ou wigwams sur les réserves – cette idée a laissé place aux cabanes en papier goudronné avec des toits de tôle ondulée – aujourd’hui supplantée par « des habitations de plain-pied délabrées, une épave de voiture dans la cour, des gamins en couche-culotte qui courent dans la rue sans un adulte en vue, des mauvaises herbes bordant la route et des fils à linge poussiéreux ».  Et croyez-moi, c’est encore le cas.

Pour avoir vécu au Montana, et beaucoup voyagé, j’ai traversé à plusieurs reprises certaines réserves et oui, j’ai du l’amoncellement de cadavres de voitures, de caravanes, d’équipement ménager – j’ai vu les maisons ci et là. Mais réduire les réserves indiennes à cette seule image serait un tort. Et si la réserve Ojibwé n’a pas connu le même développement spectaculaire avec l’installation de trois casinos, les habitants ont réussi (ou presque) à maintenir leur culture, leur sens de la vie communautaire, et encore plus leur langue. Avec lui, nous parcourons chaque réserve, la sienne et ses souvenirs d’enfant – ses amis perdus de vue qui collectionnaient les malheurs mais possèdent une telle force de résilience que l’on reste admiratif. Ici, David Treuer offre une vision intérieure et les facettes sont multiples : crime, drogues (un ravage encore plus fort que l’alcool), puis les casinos. Et pourquoi ont-ils droit à avoir des casinos quand le jeu est illégal dans le reste de l’État et sont-ils exemptés de taxes sur les revenus ? grâce à la persévérance d’une tribu méconnue et d’une femme Ojibwé qui refusa de payer l’impôt foncier qu’elle reçut dans les années 70 .. eh oui ! Une des nombreuses histoires passionnantes que l’écrivain partagent avec nous.

Grâce à la détermination de quelques hommes et femmes, les Indiens – pratiquement exterminés au tournant du 20ème Siècle (moins de 200 000) sont plus de 2 millions à présents. Les casinos et les richesses soudaines sont une des raisons de la sauvegarde de certaines tribus ou terres menacées (comme celle en Californie du côté de Palm Springs). Mais à chaque fois que les Indiens ont revendiqué leurs droits fondamentaux (leurs privilèges), ils se sont heurtés à l’homme blanc – que ce soit pour les Indiens Ojibwés sur le privilège de pouvoir pêcher où ils le souhaitent (donc en dehors de la réserve) ou lorsqu’ils ont ouvert leur premier casino. A chaque fois, le combat fut rude et il faut attendre la décision de la Cour Suprême pour rappeler à tout à chacun que les Indiens ont des droits fondamentaux, comme les droits constitutionnels pour les Américains. Et Treuer de rappeler que les Indiens ont en majorité négocié les traités même si ceux-là n’ont ensuite pas été respectés par les Blancs, ils sont en droit de pouvoir vivre comme ils le souhaitent (l’autre exemple ici largement abordé est la justice tribale).

Ce voyage est magnifique, entre passé et présent, David Treuer est un conteur – même si certains passages peuvent paraître un peu trop sérieux (l’auteur relate l’ensemble des Lois qui ont participé à la déchéance ou au contraire à la survie des nations indiennes). Il rappelle ici que les politiciens croyaient à tort qu’en l’espace de cent ans, les Indiens auraient disparus. Les lois firent tout pour les faire disparaitre, les pires concernent non seulement les réserves, divisées en lots et qui avec un calcul malin, permettait aux Blancs d’acheter les parcelles – résultat même si les Indiens vivent dans une réserve délimitée, le terrain ne leur appartient pas. Que dire de la politique de « Sauvez l’homme en tuant l’Indien« , ces pensionnats où les enfants étaient envoyés, contre la volonté de leurs parents – on leur coupait les cheveux, on leur interdisait de parler leur langue ou pratiquer leur culture et beaucoup étaient battus et maltraités. Une génération entière fut ainsi coupée de l’univers familial, ce qui participa largement à l’explosion de la cellule familiale. Et de ces lois qui permettaient de retirer très facilement les enfants pour les confier à des familles blanches ? Il aura encore fallu une décision de la Cour Suprême pour arrêter tout ça.

Attention : David Treuer ne blâme pas uniquement l’homme blanc – ainsi il s’attaque aussi à ce qui se passe aujourd’hui : les casinos ont apporté la richesse dans certaines réserves mais comme toute richesse soudaine, ils ont engendré méfiance, cupidité et corruption. Ainsi, lorsqu’il décrit la situation d’environ deux cents Indiens empochant à eux seuls plus de 80 000$ par mois grâce aux recettes des casinos et refusant de reconnaître comme les leurs d’autres Indiens de la réserve pour ne pas avoir à partager leurs gains, on est très loin de l’esprit communautaire. La cupidité est partout – dans la pêche chez les Ojibwés où la corruption a précipité la fin du commerce. David Treuer donne ainsi un avis tranché sur la question de l‘héritage indien, et de l’identité indienne – refuser à une femme qui a grandi sur une réserve, dont le grand-père était un grand chef spirituel, la nationalité indienne (être reconnu ouvre droit à des protections sociales et au partage de gains si un casino est implanté) parce qu’elle possède « moins de cinquante pour cent » de sang indien est une ignominie.

Son récit est passionnant de bout en bout et prouve une nouvelle fois que la résilience est sans doute l’arme la plus répandue chez les Indiens. Un récit qui mêle souvenirs et témoignages, où l’auteur (dans son prologue) précise bien qu’il n’a jamais voulu travestir la réalité, ainsi les témoignages recueillis sont fidèles à leurs auteurs – enregistrés et reproduits mot pour mot.

David Treuer livre un portrait authentique des nations indiennes, un récit profond et parfois bouleversant mais aussi très drôle, mêlant avec talents souvenirs personnels et travail  journalistique. Un livre à livre si vous voulez vraiment vous emparer de la question indienne.

♥♥♥♥♥

Editions Albin Michel, Terres d’Amérique, Rez Life, trad.Danièle Laruelle, 420 pages

Et pourquoi pas

15 commentaires

Marie-Claude 5 septembre 2016 - 3 h 18 min

Tu le sais, je suis déjà vendue à ce livre, qui m’attend sagement. Ton billet ne fait que me donner plus envie. La richesse de ce bouquin semble inestimable…

Electra 5 septembre 2016 - 7 h 07 min

Oui je le sais ! et c’est un récit qui permet enfin de mieux comprendre la question « indienne » – j’ai vraiment hâte de le voir en vrai au Festival !

Marie-Claude 5 septembre 2016 - 15 h 03 min

Il me semblait bien aussi! Deux fois la même photo d’introduction, j’étais étonnée!

Electra 5 septembre 2016 - 15 h 34 min

à la ramasse ! il faut dire que ce billet date de fort longtemps ! en le voyant ce matin, j’ai cru voir double !

Simone 5 septembre 2016 - 6 h 35 min

Je viens juste de commencer le dernier roman de Treuer. Celui-ci est bien tentant, cette histoire, bien sûr m’intéresse. Et puis je note pour offrir ce livre à un ami passionné par le sujet. Merci !

Electra 5 septembre 2016 - 7 h 06 min

De rien ! Ici il s’agit d’un récit donc oui il vaut mieux être intéressé par la question ! mais il reste néanmoins passionnant 🙂

keisha 5 septembre 2016 - 8 h 08 min

Tu penses bien que je l’ai lu, et je me retrouve bien dans ton billet! Un indispensable.

Electra 5 septembre 2016 - 10 h 02 min

Oui je m’en doutais ! Et oui INDISPENSABLE si l’on s’intéresse à la question indienne – ce qui est mon cas 😉

EVA 5 septembre 2016 - 11 h 30 min

Je vais bientôt découvrir cet auteur avec son dernier roman. Indian Roads a l’air passionnant!
est-ce qu’il donne son point de vue personnel sur la question de l’héritage indien? En effet il me semble avoir lu que seule sa mère est indienne Ojibwé et que son père est juif né en Autriche?

Electra 5 septembre 2016 - 11 h 35 min

Oui, je veux acheter son dernier roman au Festival et le faire dédicacer 😉 Il parle de son père autrichien effectivement – qui a beaucoup œuvré pour la réserve et défendre leurs droits – maintenir l’héritage culturel .. il raconte comment ses parents se sont rencontrés même si ce n’est pas le sujet principal du roman, tu t’en doutes.

Jerome 5 septembre 2016 - 12 h 42 min

Je viens de découvrir cet auteur avec son dernier roman et j’ai bien l’intention de continuer à creuser sa bibliographie donc je m’empresse de noter ce titre.

Electra 5 septembre 2016 - 13 h 59 min

Ici c’est un récit – pas un roman mais il est si bien écrit et très prenant, et très instructif ! je te le conseille vivement ! pour son dernier roman, je me suis retenue de l’acheter – j’attends le Festival America pour le faire !

zarline 28 septembre 2016 - 17 h 42 min

Ca a l’air passionnant en effet. Je trouve que ce qu’on entend des indiens est souvent pleins de clichés. Ils ne peuvent pas tous être alcoolos ou adorateurs des bêtes. Du coup, je me plongerai bien dans ce récit.

Electra 28 septembre 2016 - 19 h 33 min

C’est un essai une vraie mine d’or. Il y a beaucoup de données mais ça reste passionnant

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