Dernier jour sur terre ∴ David Vann

par Electra
4,3K vues

J’ai découvert David Vann avec son plus célèbre roman Sukkwan Island – il n’ai laissé personne indifférent, moi la première, alors que j’avais déjà dans ma PAL un autre roman de lui, Dernier jour sur terre.

Il m’aura fallu deux ans pour le ressortir de son étagère et lui accorder toute l’attention qu’il mérite. Ce ne fut pas difficile, puisque j’ai lu près de la moitié en une seule fois, un soir dans mon lit. En lisant la quatrième de couverture, aucun mystère, on sait d’ores et déjà que le protagoniste de cette histoire, a réellement existé et qu’il est devenu funestement célèbre en pénétrant dans l’auditorium de son ancienne université pour abattre cinq personnes, en blesser dix-huit avant de se donner la mort. C’était le 14 février 2008, il s’appelait Steve Kazmierczak.

Ce livre est en fait une adaptation d’une enquête confiée à David Vann par un magazine américain – l’auteur va aller à la rencontre de tous ceux qui ont connu Steve. Car contrairement à d’autres tueurs, Steve était largement apprécié et c’est six victimes et non cinq qu’on déplore le soir du 14 février.

Mais David Vann a surtout envie de mettre en parallèle sa propre vie, son propre destin. Car David en est certain : il aura aussi pu basculer dans la violence. A l’âge de 13 ans, son père, remarié, se suicide alors qu’il est au téléphone avec sa deuxième épouse qui vient de le quitter. Il lui lègue ses armes de chasse en héritage. Le père de David aimait les armes et la chasse. Il était contrarié car son fils, plutôt sensible, n’était pas un bon chasseur. David se souvient de la mort de ses animaux devant ses yeux, leur terreur, leur dernier souffle et cette incapacité à communiquer avec son père à travers ce « hobby » va les éloigner. Chose étrange, le père dans Sukkwan Island portait les mêmes prénoms que le vrai père de David. David devient un garçon renfermé, solitaire après le suicide de son père. Il ment et dit qu’il est décédé d’un cancer. Puis la nuit venue, vole un fusil et s’amuse à tirer sur des cibles imaginaires – pas si imaginaires, puisqu’il vise délibérément ses voisins. Il va même tirer pour de vrai – sa mère ne le croyant pas coupable, le défendra auprès des voisins.

Steve était aussi un garçon solitaire et un paria à son école. Elevé dans une famille dysfonctionnelle, rejeté par ses parents, il va penser tenir sa revanche en obtenant de très bonnes notes et en recevant le prix du meilleur étudiant. Mais rien ne semble pouvoir impressionner ses parents. Le jeune homme réussit même à avoir une petite amie régulière, mais leur relation s’envenime. Ils s’installent ensemble pendant ses années de college (4 premières années d’université) puis Steve obtient de continuer ailleurs un Masters en administration publique, après des études totalement opposées. Steve se cherche continuellement. Il a très peu d’amis, et lorsqu’il décroche un stage auprès d’un politicien, tout s’effondre. De retour chez lui, ses idées noires le poursuivent. Il faut creuser : Steve a été envoyé très jeune dans une sorte de maison de repos et surtout il a été mis sous antidépresseurs presque toute son adolescence et sa vie d’adulte après une première tentative de suicide. Il en fera neuf. Neuf. Et ses parents ne chercheront jamais à comprendre sa part d’ombre.

En regardant la série OA, je me suis fait la même réflexion : les parents américains ont une grande facilité à droguer leurs enfants, malades. Ils ne les voient que comme tel. Oh je ne dis pas que Steve ne souffre d’aucun trouble, il en a – mais une drogue ne guérit d’un sentiment d’abandon ou de rejet. Comme beaucoup de jeunes en souffrance, et qui n’ont jamais reçu d’aide, ils commencent à rejeter la société et la faute (leur malheur) sur les autres. David Vann montre ainsi le chemin vers la haine, Steve était entouré d’amis racistes – la croix gammée sur le bras. Pourtant, à l’université, Steve ne montrait aucun signe extérieur de folie ou de racisme. Il était apprécié, il avait même appris quelques mots d’arabe et échangeait avec tous les étudiants. Mais les derniers mois seront une véritable descente en enfer, et tous ceux qui le connaissent bien, fermeront les yeux et continueront même après son décès, protégeant « leur ami ».

C’est dans cette perpétuelle mise en regard, entre sa propre jeunesse et celle de Steve que David Vann nous entraine – et de ce fait, nous éclaire sur le cheminement de ce jeune homme, pourtant à l’avenir prometteur qui choisira la violence comme exutoire. Un suicide par les armes. Un acte d’une extrême violence. Le Nouvel Observateur cite De sang-froid, car le style en est proche : une enquête journaliste adapté au roman, de la creative non-fiction. Et si près de cinquante ans se sont déroulés entre ces deux faits divers (1959 pour Truman Capote et 2008 ici), on retrouve toujours ici la même chose : un jeunesse en perdition et la fascination morbide d’une Amérique pour les armes.

Forcément, leurs trajectoires vont différer dans le temps – David Vann sera sauvé par son amour des mots, de la littérature et de l’intérêt d’un professeur pour lui. Un simple regard. Car David n’est pas passé loin, les sorties nocturnes du jeune homme où il s’amusait à tirer sur les lampadaires ou observer ses voisins à travers le viseur du fusil font froid dans le dos !

Pour avoir vécu aux USA, et dans des petites villes du Tennessee ou du Montana, je sais que le débat des armes est vain. Il y a plus de meurtres de masses  (plus de trois victimes) aux USA que de jours que compte une année ! Imaginez-vous ..  Le lobby des armes est un des plus influents qui bloque toute résolution législative à ce problème. Même si des Etats (sur la côte Est, ils sont peu nombreux) interdisent les armes ou contrôlent leur accès, la grande majorité défend le droit d’en porter et le Texas vient même de passer une loi autorisant tout individu à porter une arme en permanence (quand on pense qu’une crise psychotique arrive sans crier gare ou que l’alcool peut modifier profondément le comportement, attendons-nous au pire…).

Mais ce n’est pas uniquement la libre circulation des armes qui est un problème, c’est la mentalité. Tout Américain vous dira qu’il a une arme pour se protéger. Dans les faits, un seul cas a été recensé en 2016 où un jeune homme a utilisé l’arme de la famille pour protéger sa maison alors que des cambrioleurs s’étaient introduits. Un seul cas. Des dizaines par contre où un enfant de la famille a blessé ou tué un autre enfant en jouant avec… Mais c’est surtout la puissance que les Américains pro-armes ressentent qui expliquent leur obsession à posséder une arme. Elle agit sur eux comme l’anneau de Tolkien. She’s mine.  Imaginez-vous que certains Américains, comme leur nouveau Président, pensent que tous les attentats en France auraient pu être évités si nous étions armés ! Ils oublient que chaque jour, plus d’Américains meurent sous les balles dans leur propre pays que leurs soldats dans des guerres lointaines. Et ils oublient qu’aucun attentat sur leur sol n’a pu être empêché par un citoyen armé.

Comme les massacres de Columbine, ou celui de l’école maternelle de Sandy Hook où 20 enfants ont été tués ou le dernier à Orlando, aucune arme n’a pu arrêter le massacre. Cela ne changera rien. Les armes n’arrêtent pas les armes. L’Américain a grandi avec Rambo et allie la puissance à une arme. Elles sont complémentaires et dans une société de compétition, il est facile de comprendre cette union maléfique. Et Steve n’en est que l’amère exemple. Rejeté, incompris, le jeune homme se sent de nouveau puissant en possession d’une arme. Et sa colère, il veut, il va la déverser. Il est fasciné par toutes les tueries de masse et ne s’en cache pas. Jamais ses propos n’alerteront la sécurité du campus ou ses amis.

Alors oui, ce récit peut faire très peur – je ne lui ai pas trouvé de sensationnalisme sordide, ni de froideur extrême – juste le regard d’un citoyen américain sur son destin et sur celui de son pays.  Un sujet (les tueries de masse) qui peut forcément rebuter et je comprends que certains n’aient pas aimé ce livre, mais il apporte pour moi un regard neuf et surtout plus réaliste que nombre d’articles rédigés après chaque massacre. Peut-être le fait d’avoir vécu dans ce pays explique-t-il aussi mon attrait pour ce genre d’ouvrage. Quoique.. Il conforte surtout mon idée qu’il faut contrôler la circulation des armes car on ne peut pas contrôler l’esprit humain.

Hâte de lire Impurs à présent ! Je suis toujours fan de David Vann. Il m’accompagnera en 2017, c’est certain !

♥♥♥♥

Editions Gallmeister, Last day on earth, trad. Laura Derajinski, 2014, 256 pages

Et pourquoi pas

18 commentaires

keisha 1 février 2017 - 9 h 02 min

Pfff, quelle histoire… Pas trop envie, Sukkwann island ne m’avait pas plus complètement (j’avais préféré la seconde partie, moi il me faut des errances en nature, pas des trucs incompréhensibles -en tout cas je n’ai rien compris)
J’ai lu avec grand intérêt tes remarques et infos sur les armes au USA, oui, on est bien convaincus ici, mais là bas, ça craint dans les têtes (pour certains!) au sujet des armes.

Electra 1 février 2017 - 11 h 13 min

Je pense que Vann ne correspond pas à tout le monde – moi j’ai beaucoup aimé son précédent et j’ai compris (en lisant celui-ci, on retourne dans son enfance et on comprend encore mieux SI)

Pour les armes, oui c’est vain !

Fanny 1 février 2017 - 9 h 35 min

Waouh…. j’avais lu l’histoire de David Vann et de son père. Comment survivre à ça…
Les histoires de meurtres de masse ne sont pas trop ma tasse de thé. Mais avec le regard de David Vann et sa volonté de comprendre, je ne dis pas non. Et en plus tu cites Truman Capote!

Electra 1 février 2017 - 11 h 14 min

Oui, je cite ce cher Truman 😉 Le sujet n’est pas passionnant mais il permet, pour ceux qui ne connaissent pas bien la société américaine (exceptée à travers ses séries et ses films) de mieux comprendre leurs contradictions profondes – et Vann y ajoute sa touche personnelle. Il ne se positionne pas en « je suis meilleur » ce que j’apprécie.

jerome 1 février 2017 - 12 h 55 min

Ce n’est pas avec ce genre de récit que j’ai envie de retrouver l’auteur de Sukkwan Island.

Electra 1 février 2017 - 13 h 04 min

Morte de rire

Edwige Mingh 1 février 2017 - 15 h 26 min

Pas très tentée par ce genre de sujet, même si par ailleurs j’aime lire Vann. C’est vrai qu’il nous est difficile d’admettre les arguments des pro-armes, mais c’est lié à la construction du « mythe américain » et à l’individualisme qu’il porte en valeur première. Voir actuellement la tentation du repli….
Ai bien apprécié toutefois l’analyse que tu nous présentes.
Très loin du genre, je pars lire Anne Rice et Prince Lestat !

Electra 1 février 2017 - 18 h 11 min

Ah ce cher Lestat ! Que de souvenirs

Nelfe 2 février 2017 - 0 h 22 min

Ce livre là est dans ma Wish-List depuis un petit moment déjà. Ce que tu en dis me donne encore plus envie de le découvrir. J’aime beaucoup cet auteur, ses romans, j’ai toujours été touché mais j’ignorais son histoire personnelle. Effectivement ça éclaire carrément certaines de ces oeuvres comme Sukkwan Island ! C’est effroyable !

Electra 2 février 2017 - 7 h 19 min

Oui ça éclaire beaucoup son premier roman et même les autres. Contente de voir que tu n’as pas peur de sauter le pas malgré le thème 😉

Eva 2 février 2017 - 10 h 45 min

en fait je trouve ton billet beaucoup plus intéressant que le livre en lui-même!
j’ai aimé le point de départ et le fait que Vann mêle son histoire personnelle et celle de Kazmierczak, mais une vingtaine de pages m’aurait suffi (un gros article dans une revue par ex) – là j’ai trouvé que c’était délayé sur 250 pages, et surtout j’ai trouvé que le style était pauvre et que le livre était vraiment mal écrit/ ou mal traduit au choix…
Bref, une déception, alors que je trouvais le sujet passionnant.

Electra 2 février 2017 - 11 h 24 min

ah dommage ! moi je l’ai beaucoup aimé, j’ai dévoré la moitié du livre et la suite – j’ai trouvé le style journalistique – une enquête de fond.
Mais merci pour le gentil mot sur mon billet 😉
Au final, très peu de gens l’ont lu apparemment – le sujet faisant peur

krol 4 février 2017 - 17 h 54 min

Le sujet est intéressant. Il avait parlé de ce récit lorsque je l’ai rencontré dans une bibliothèque. Il est possible que je le lise un jour.

Electra 5 février 2017 - 12 h 42 min

Oui j’aime beaucoup son regard sur son pays et son rapport aux armes.

Laure 5 février 2017 - 10 h 55 min

Comme toi, je suis une fan de David Vann, et j’ai adoré ce livre ! Régale toi avec Impurs 😉

Electra 5 février 2017 - 12 h 42 min

Merci !

La Rousse Bouquine 5 février 2017 - 23 h 58 min

Le sujet des armes aux Etats-Unis est un sujet qui me passionne beaucoup (même si quelque part la formule est mal choisie car ça ne mérite peut-être pas justement tant d’intérêt).
C’est quelque chose dans ce pays qui me choque et me choquera toujours – notamment lorsqu’on voit dans les bus « no food – no weapons » on se dit que c’est légèrement ironique.
Je m’intéresse vraiment au sujet (au point que je pensais le traiter en mémoire si j’avais continué mes études d’anglais) donc ce livre me donne très, très envie !

Electra 6 février 2017 - 7 h 07 min

Oui, je comprends ton « intérêt » car oui, c’est étrange cette obsession pour les armes malgré le nombre de morts et de massacres ! Ce livre est donc parfait pour toi, d’une part parce que Vann écrit très bien et d’autre parce qu’il fait un vrai travail d’investigation 😉

Les commentaires sont fermés