Ce que nous avons perdu dans le feu ∴ Mariana Enriquez

par Electra
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Un hors programme de lecture que ce recueil de nouvelles argentin, Las cosas que perdimos en el fuego. La petite histoire ? Je suis donc le vlog de Mercedes et elle présente ce recueil qui, paraît-il, fait sensation chez les booktubers : Things we lost in the fireFérue de nouvelles, je mène ma petite enquête, trouve la traduction française de ce recueil argentin et bonne surprise, le déniche à la BM !

Il y a certains livres qui me font cet effet-là, et c’est généralement bon signe : je ne résiste pas et je me jette dessus dès mon retour à la maison. Et je l’ai dévoré, deux petits jours plus tard, j’avais avalé les 12 nouvelles et compris pourquoi ce recueil fait autant de bruit 🙂

J’ai récemment lu un auteur mexicain, j’ai déjà lu des auteurs chiliens ou péruviens. Ici, il s’agit de mon premier livre argentin. Buenos Aires. Réalisme magique. Cela vous parle ? Moi pas tellement mais ça m’a donné l’eau à la bouche.

Mariana Enriquez ressemble à une gamine, mais une gamine qui aime jouer avec le feu. Ici, elle joue avec l’art du fantastique mais sans jamais y plonger, pareil pour l’horreur, on s’en approche, on se brûle les ailes mais on en réchappe. Notez que l’odeur du brûlé vous suivra longtemps. Moi, j’ai juste passé une nuit agitée. Des rêves bizarres.

Je n’ai pas envie de résumer les nouvelles, l’éditeur le fait très bien, aussi je recopie la présentation, et si après ça, vous êtes toujours là, tant mieux !

Un enfant de junkie disparaît du jour au lendemain dans un ancien quartier cossu de Buenos Aires, livré désormais à la drogue et à la violence. Des jeunes femmes se promettent dans le sang de ne jamais avoir d’amants et sont obsédées par la silhouette fugace d’une adolescente disparue. Adela, amputée d’un bras, aime se faire peur en regardant des films d’horreur jusqu’à en devenir prisonnière. Alors qu’il vient de devenir père, Pablo est hanté par la figure du Petiso Orejudo, un enfant serial killer. Un voyage confiné en voiture dans l’humidité du Nord se termine sur un malentendu. Marcela, elle, se mutile en pleine salle de classe, au grand désarroi de ses camarades. Vera, un crâne repêché dans la rue, se meut en double dénué de chair d’une femme au bord de la crise de nerfs. Paula, ancienne assistante sociale, se bat avec ses démons et ses hallucinations. Marco, lui, se cache derrière sa porte, mutique, espérant échapper à l’existence, dehors. Sous l’eau noire, des secrets bien gardés par la police sont prêts à ressurgir. Et des femmes, désespérées, s’enflamment pour protester contre la violence.

Je ne suis pourtant pas fan de ce genre, mais il y a aussi du noir  dans ses nouvelles. Elle exprime avec grande habilité le passé de l’Argentine – ses morts, ses fantômes comme dans La Maison d’Adela ou dans l’Enfant Sale – la grandeur disparue d’un pays, qui ne se manifeste plus qu’à travers ses anciennes demeures coloniales, désormais à l’abandon. Vestiges d’un passé que l’on veut oublier.

Et des enfants – l’auteure n’épargne ici personne – les enfants ne sont pas des anges blonds, ils peuvent être de véritables assassins comme Petiso ou s’amuser à effrayer leurs congénères comme Adela. Nous sommes à la fois les héros et les méchants, les gentils et les assassins. En repensant à chaque histoire, j’admire la construction narrative de chaque nouvelle. J’avais beau essayer de me deviner, impossible de savoir où elle nous embarque. Vers du fantastique, oui mais à petite dose et savamment dosé (Toile d’araignée en le meilleur exemple) ou vers l’horreur, mais encore tout est maîtrisé.

Je ne suis pas fan des thrillers « psychologiques », avoir peur n’est pas ce que je recherche principalement dans un roman, mais là j’ai frissonné plusieurs fois tout en ayant toujours envie de tourner la page. Il y aussi des soupapes comme l’humour et des touches de nostalgie, comme certains des personnages enfants ou adultes qui se remémorent leur enfance.

On y trouve de tout et c’est fou, dingue et en même temps passionnant. Ces nouvelles sont comme un kaléidoscope de la société argentine : la magie noire, l’Histoire, la dictature, la violence, les fantômes. J’étais dans la demeure coloniale du premier personnage, je fuyais comme elle la chaleur écrasante et moite de Buenos Aires et ne sortais que la nuit.

Le talent de l’auteur est de partir du concret, une histoire réelle, des personnages normaux, ordinaires qui nous ressemblent puis elle glisse subrepticement vers le fantastique ou l’horreur. On a l’impression que derrière ce portrait réaliste se cache un autre univers, comme si on traversait le miroir et on se retrouvait dans une autre version de l’Argentine actuelle. Une réalité déformée. Sans le savoir, les personnages s’en approchent ou s’en éloignent. Et lorsqu’ils ont le malheur de s’y frotter, le mal est fait.

Certains passages sont particulièrement difficiles, mais impossible de s’en détourner ! J’ai été vraiment happée par ces histoires, comme si on m’avait jeté un sort.

J’ai adoré toutes les histoires, comme lorsqu’une gamine dont le père est brutalement licencié, décide de se venger et embarque un autre gosse avec elle dans une vendetta nocturne, elle veut cacher des saucissons chorizos dans les matelas des chambres d’hôtel mais rien ne se passe comme prévu. La nouvelle autour de ce patio est aussi effrayante mais fonctionne admirablement : une jeune femme croit voir un enfant esclave, enchainé venir chez elle chercher de l’aide, et puis cette femme qui ne supporte plus ce mari manipulateur, violent et qui va en passant la nuit dans un auberge, être soudainement libérée.

Il y a de la magie noire, du macabre, mais également une vision très réaliste de la violence de ce pays, comme dans la première nouvelle, face à ces enfants des rues.

Une impressionnante maîtrise narrative et un résultat magnifique. Je veux dorénavant tout découvrir de son œuvre !

Mariana Enriquez est née à Buenos Aires et a fait des études de journalisme à l’université de La Plata. Désormais elle  dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12. Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un autre recueil de nouvelles dont certaines ont été publiées dans les revues Granta et McSweeney’s.

 

L’enfant sale ♥♥♥♥♥
L’hôtel ♥♥♥♥♥
Les années intoxiquées ♥♥♥♥♥
La maison d’Adela ♥♥♥♥♥
« Pablito clavó un clavito » – une évocation du Petiso Oreiudo ♥♥♥♥
Toile d’araignée ♥♥♥♥♥
Fin des classes ♥♥♥♥♥
Pas de chair sur nous ♥♥♥♥♥
Le patio du voisin ♥♥♥♥♥
Vert rouge orangé ♥♥♥♥
Ce que nous avons perdu dans le feu ♥♥♥♥♥

 

 Éditions Sous-Sol, coll.Feuil Fiction, Las cosas que perdimos en el fuego, trad. Anne Plantagenet, 240 pages

Et pourquoi pas

10 commentaires

Ilse 27 juillet 2017 - 3 h 28 min

J’adore le réalisme magique, et j’aimerais beaucoup élargir mes horizons aux auteurs de la terre de feu. J’ai lu Eva Luna d’Isabel Allende, et c’est pas mal ça!

Electra 27 juillet 2017 - 7 h 22 min

Alors ce recueil est parfait ! J’associe le réalisme magique aux auteurs sud-américains étrangement

Jean-Marc 27 juillet 2017 - 9 h 44 min

ARGL !!! Premier livre argentin et tu aimes les nouvelles ? Il y a donc deux auteurs absolument obligatoires : Borges et Cortazar.
Je sais qu’académiquement c’est Borges qui est reconnu comme le maître absolu, et ses recueils sont impressionnants, mais celui qui m’a le plus marqué de façon indélébile c’est « les armes secrètes » de Julio Cortazar (c’est chez folio).

Electra 27 juillet 2017 - 11 h 19 min

Une amie américaine m’a « vendue » Cortazar également ! Ton message me rappelle qu’il me le faut !

Marie-Claude 28 juillet 2017 - 14 h 57 min

J’ai lu ton billet avec avidité. Ce que tu en parles bien… Une claque, ce recueil. Le mélange des genres est fabuleux. Je l’ai lu entre malaise et fascination. Me reste plus qu’à trouver les mots pour en parler!

Electra 28 juillet 2017 - 15 h 16 min

merci ! toi aussi 😉
je me doutais que tu allais aimer ! c’est vrai qu’il est très spécial – un ovni dans ma programmation !
hâte de lire ton billet !

Eva 28 juillet 2017 - 23 h 08 min

ce recueil a l’air absolument génial! en plus je m’intéresse beaucoup à l’Argentine, et je pense que ce sera l’une de mes prochaines destinations de voyage! je note!

Electra 29 juillet 2017 - 0 h 27 min

Super ! Ah je rêve d’aller à Buenos Aires. Je pense qu’il va te plaire !

Edwige Mingh 2 août 2017 - 9 h 08 min

Je suis plutôt familière des « classiques » sud-américains avec une admiration particulière pour Neruda , Garcia-Marquez et le fantastique Bioy-Casarès, mais j’aime bien découvrir les petits nouveaux.
A noter également pour les fans de séries tv, les séries argentines qui témoignent d’un talent « dépaysant » souvent passionnant !
Merci pour ton billet.

Electra 2 août 2017 - 9 h 34 min

Merci ! Oui, ces « classiques » m’effraient un peu ! Disons que je trouve plus abordable la forme courte (nouvelles) mais il va falloir que je me lance. Sur pour GGM !

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