Say Nothing · Patrick Radden Keefe

par Electra
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Troisième lecture pour le challenge Non Fiction in November et mon plus gros coup de coeur ! Je m’en doutais. Je l’ai acheté il y a déjà plusieurs mois, mais sa taille m’impressionnait puis j’ai eu l’idée de le garder pour ce mois-ci. Je l’ai dévoré en deux jours. Deux petits jours. Et le livre est disponible en français.

Say Nothing a reçu de nombreux prix et est régulièrement cité comme le meilleur livre politique de non fiction de l’année 2019 (à vérifier). Son titre est complet : Say nothing : a true story of murder and memory in Northern Ireland.

En décembre 1972, Jean McConville, âgée de 38 ans et mère de dix enfants, est kidnappée de son logement à Belfast, par des hommes et femmes armés et masqués, devant ses enfants. Ces derniers ont tenté d’empêcher l’enlèvement. Elle n’est jamais revenue. Orphelins de père depuis janvier de la même année, ils se sont retrouvés soudainement seuls, pris au milieu du conflit nord-irlandais connu sous le nom « The Troubles« . Jean vivait dans une tour de logements sociaux, où les murs étaient épais comme du papier et où tout le voisinage a assisté à la scène. Née protestante, elle avait épousé un catholique. Certains ont dit qu’elle avait aidé un soldat britannique blessé. Rumeurs ? La loi du silence, dans ce climat de peur et de paranoia, coupa net tout espoir de la retrouver.  En 2003, cinq ans après un accord de paix fragile, Jean n’avait toujours pas été retrouvée. Pourtant, l’IRA s’était engagée à dire où se trouvaient les corps des 16 disparus pendant ces années troubles.

Je n’avais pas lu en entier la quatrième de couverture, du coup, c’est en lisant que j’ai appris la vérité au sujet de Jean et je vous invite à faire de même. Le livre de Patrick Radden Keefe est écrit dans la plus pure tradition des journalistes d’investigation. Vous êtes prévenu ! J’ai vu une Youtubeuse l’abandonner car elle croyait qu’il écrivait uniquement l’histoire de Jean, mais non, ici c’est une enquête minutieuse qui a permis au journaliste de récolter le témoignage des membres de l’IRA. Il nous entraine dans le passé, dans la naissance de l’IRA, dans son organisation, son fonctionnement. Comment ce mouvement violent et terroriste est-il né ? Radden Keefe s’attache à décrire l’intérieur, sa composition, ses membres les plus éminents, dont le fameux Gerry Adams.  Il revient sur ces années de guerre civile qui ont déchiré ce petit bout de pays. Pourquoi ces jeunes gens ont-ils choisi de rejoindre ce mouvement ?

Souvenez-vous de Bobby Sands ? Lui et ses amis se sont laissés mourir de faim pour leur cause. Difficile de ne pas ressentir de l’empathie pour ces jeunes qui n’ont connu que l’oppression. Patrick Radden Keefe suit en particulier plusieurs jeunes, hommes ou femmes, à s’être engagés, souvent dans l’adolescence dans ce mouvement. Leurs parents en étaient parfois membres, comme c’est le cas de Dolours Price (et sa soeur Marian), leur tante avait perdu ses mains et la vue en manipulant des explosifs. Ou alors ils appartenaient au mouvement politique, le Sinn Féin.

Il explique l’évolution de l’IRA et comment après plusieurs années de combat à Belfast, ils ont décidé d’aller mettre des bombes chez leurs occupants, les Britanniques. J’étais en Angleterre, j’avais 13 ans lorsque le ponton où j’étais allée jouer a été évacué puis fouillé par des hommes-grenouilles. L’IRA avait passé un appel téléphonique avant mais parfois la communication ne passait pas, comme à Londres et les bombes explosaient plus tôt et de nombreux innocents ont perdu la vie. Le conflit a fait plus de 3 500 morts rien qu’en Irlande du Nord. Si Radden Keefe rappelle que les Catholiques subissaient depuis des années l’oppression gouvernementale (droits de vote, accès au logement social, tous refusés), il ne s’épand pas sur l’Ulster, sur les unionistes protestants. Il se concentre uniquement sur l’IRA. Il peut s’appuyer sur une série de cassettes enregistrées par un universitaire américain d’origine irlandaise, The Boston Project, où d’anciens membres de l’IRA raconte leurs années de guerre. Ces cassettes gardées pour n’être entendues qu’après la mort des témoins, furent réclamées par le gouvernement britannique, mettant soudainement à mal les membres encore vivants (comme Gerry Adams).

Ces jeunes gens qui ont choisi de se battre, meurent, se laissent mourir ou sortent de prison en colère. Certains, comme Dolours Price est sortie de prison avec l’intention de quitter le mouvement, après avoir fait une grève de la faim. La voilà soudainement l’épouse d’un acteur Nord-Irlandais qui connaît un franc succès à Londres. Margaret Thatcher n’aura que de haine envers son égard et refusera longtemps sa venue sur le continent britannique. Lors de son arrestation, elle refusa d’enfiler l’uniforme de prison, arguant qu’elle était une prisonnière politique et protégea son corps nu avec une simple couverture.

I’ll wear no convict’s uniform,

Nor meekly serve my time

That Britain might

Brand Ireland’s fight

Eight hundred years of crime

Et puis tout en filigrane, la disparition de Jean, qui reste inexpliquée. Comme celle de 16 autres personnes. L’IRA tuait toute personne suspectée de trahison. Mais tuer une mère de famille de 10 enfants ? Jean ? Une femme simple, veuve depuis peu. Elle est l’exemple des terribles répercussions de cette guerre. Evidemment, on revit tous les évènements clés comme ce fameux Bloody Sunday où l’armée britannique allait tirer dans la foule et tuer 14 personnes dont 7 adolescents lors d’une manifestation pacifique.

Puis l’auteur se penche sur le changement au sein de l’organisation, lorsque Gerry Adams rejoint le Sinn Féin en proclamant n’avoir jamais été un membre actif (et donneur d’ordres) de l’IRA. Il se lance alors dans une carrière politique, comme il avait eu l’idée en faisant élire Bobby Sands (de sa prison), comme membre du parlement britannique. Et ça fonctionne et peu à peu, on envisage un processus de paix. L’idée ? Laisser un jour le choix au Nord-Irlandais de rejoindre l’Irlande ou rester membre du Royaume-Uni. Les autres membres n’en reviennent pas, comme son meilleur ami, Brandon Hugues.

J’ai rencontré Gerry Adams, je venais d’arriver à la fac aux Etats-Unis et Bill Clinton lui avait accordé un visa. Il est venu donner une conférence. Je me souviens de lui, posé, calme. A l’époque, j’ignorais tout de lui. J’étais jeune, je pensais à U2 et aux images du conflit. Je lui ai posé une ou deux questions. Après avoir lu ce livre, j’en poserais sûrement d’autres ! Comme tant d’autres, j’ai grandi avec les images du conflit, avec les attentats, en voyant ces gamins s’affronter de chaque côté des murs et des barricades séparant des quartiers. J’ai acheté l’album War de U2.

Le Brexit est également abordé dans ce livre où l’auteur s’interroge sur les effets négatifs, à savoir le rétablissement d’une frontière dure et réelle entre l’Irlande du Nord et l’Irlande.

J’ai beaucoup aimé son regard. Leurs actes étaient-ils justifiés ? ou étaient-ils de simples meurtriers ?  A vous de vous forger votre propre opinion en lisant ce livre coup de poing, coup de coeur. Passionnant du début à la fin. Le titre du livre vient du grand poète Nord-Irlandais Seamus Heaney Whatever you say, say nothing écrit en 1975.

Le livre est paru le mois dernier en français aux éditions Belfond sous le titre éponyme.

♥♥♥♥♥♥

PS : le livre est accompagné de photos et j’avoue que j’ai été surprise en découvrant l’identité du jeune homme de la couverture….. (chut à ceux qui savent !)

Editions William Collins, 2019, 528 pages

Et pourquoi pas

8 commentaires

Sunalee 23 novembre 2020 - 11 h 01 min

A priori, le sujet ne m’a jamais intéressée, mais tu rends ce livre très tentant !
(Il reste 7 jours au mois de novembre, je vais tenter de publier mes deux critiques non-fiction cette semaine).

Electra 23 novembre 2020 - 15 h 22 min

Cool ! Hâte de te lire ! je profite d’une courte pause (et l’avantage de travailler chez soi) pour te répondre. Franchement, il est passionnant de bout en bout et la tension risque de repartir avec le Brexit ..

Fabienne 23 novembre 2020 - 13 h 07 min

Je reviendrai te lire quand je l’aurai lu (je l’ai dans ma pal) mais je retiens que c’est un gros coup de coeur! J’ai lu il y a quelques années une excellente biographie de Bobby Sands; je ne sais plus où j’ai rangé le livre (oups – tu visualises les centaines de livres rangés n’importe comment?) mais si tu es intéressée, je le cherchersi volontiers pour te donner les références!

Electra 23 novembre 2020 - 15 h 23 min

Evidemment que je suis intéressée ! Il me faut cette référence quitte à ce que tu fasses tomber quelques piles .. mon rangement n’est pas tip top ces temps-ci… je passe mon temps à rechercher mes livres … oui sinon énorme coup de coeur. Un pavé dévoré en quelques heures. J’adore ça !!

Mes échappées livresques 30 novembre 2020 - 11 h 54 min

J’ai très peu lu sur ce sujet et ça m’intéresse. Je retiens surtout s’il vient de paraitre en français, ça tombe bien!

Electra 1 décembre 2020 - 8 h 19 min

Oui, il est en Français – tu vas voir, il est complet et passionnant ! Je l’offre à Noël d’ailleurs 🙂

La Rousse Bouquine 30 décembre 2020 - 18 h 10 min

Je l’ai beaucoup vu passer, mais je n’avais fait le rapprochement avec le livre paru chez Belfond cet automne ! Ce qui est idiot, mais les deux me tentaient.
Ta chronique me donne encore plus envie de le découvrir. Je connais encore assez mal le sujet mais ça a l’air passionnant !

Electra 31 décembre 2020 - 10 h 48 min

C’est passionnant du début à la fin, je ne pensais pas que l’on pouvait en apprendre autant sur ce mouvement révolutionnaire ! et sur la vie des Irlandais à cette époque. Il devrait te plaire !

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